Terreur dans l'Hexagone: Genèse du djihad français
de Gilles Kepel

critiqué par Falgo, le 15 janvier 2016
(Lentilly - 84 ans)


La note:  étoiles
Essentiel pour comprendre la France d'aujourd'hui et de demain
Universitaire, spécialiste de l'Islam, Gilles Kepel a beaucoup écrit sur le monde musulman et la France et s'est largement répandu dans les médias pour soutenir ses thèses. Ce livre est consacré, comme l'indique la couverture, à la genèse du djihad français. Il est basé sur une connaissance hors pair des phénomènes en cause, comportant à la fois des vues très larges et une attention extrême aux détails des évènements. La documentation est impressionnante. Je vais essayer d'en rendre compte en regroupant les perspectives selon un schéma différent de la structure du livre, sans qu'il y ait une quelconque hiérarchie entre les parties, le résultat actuel provenant de la convergence de comportements disjoints.
1- Le djihadisme actuel est une troisième génération du phénomène. La première a pris sa source dans l'activité du Groupe Islamique Armé (GIA) algérien, exemplifiée par la dérive de Khaled Kelkal. La deuxième est celle d'al-Qaida, caractérisée par son fonctionnement pyramidal dirigé par une autorité centrale. La troisième, l'actuelle, est celle pilotée par Daesch qui multiplie les initiatives locales avec le soutien d'une impressionnante logistique.
2- Cette troisième génération s'est développée de 2005 à 2015, hors de vue et de compréhension des services secrets français. Elle a été lancée en 2005 par l"Appel à la résistance islamique" rédigé par Al-Suri qui théorise l'engagement musulman et concrétise son action. Son principe de base est que l'Islam doit arriver à dominer le monde, en particulier en provoquant l'éclatement des sociétés non-musulmanes.
3- Cette troisième génération s'est construite en France par l'accumulation de plusieurs mouvements: les prédications exaltées dans certaines mosquées et ailleurs, la prison comme incubateur sous l'influence de prédicateurs, l'explosion numérique permettant la diffusion internationale de messages et de vidéos, un terreau d'humiliation sociale.
4- Ainsi sont détaillés les itinéraires de: la communauté d'Artigat, Forsane Alizza, Omar Omsen, Mohamed Merah, Mehdi Nemmouche, les frères Bons, la mosquée al-Baraka de Lunel, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, Abdelhamid Abaaoud et quelques autres.
5- Les guerres, attentats, négociations diplomatiques et autres mouvements internationaux ont placé l'Islam au coeur de nombreuses occurrences et ont des répercussions directes et indirectes sur la situation française.
6- L'étonnante myopie, la profonde inculture,la ruse machiavélique à courte vue et l'impéritie de toutes les élites politiques françaises n'ont jamais pris la mesure de ces évolutions dans leur immense complexité. Si les musulmans ont largement voté pour Hollande en 2012, ils ont été profondément déçus par les politiques menées effectivement et symboliquement (le mariage homosexuel) et sont tentés d'aller à l'avenir vers d'autres votes. Les politiques locaux prennent d'ailleurs rapidement la mesure de ces changements pour tenter de faire des compromis avec les communautés musulmanes locales pour récupérer leurs votes; ce qui conduit parfois à d'inextricables situations.
Ces 6 points tentent de faire une synthèse - j'ai bien peur qu'elle ne soit ni très bonne ni très fidèle - d'un ouvrage majuscule. Sa lecture est plus éclairante pour le lecteur que bien d'autres perspectives et donne sur le passé, le présent et l'avenir des clefs de compréhension informées, lucides et revigorantes. Que tout un chacun lise Gilles Kepel.
Très utile pour analyser les évènements de 2015-2016 9 étoiles

Cette étude a été publiée avant les tueries de Bruxelles et n'y fait donc pas référence ; pire, elle les laisse présager !

Gilles Kepel s'exprime assez souvent dans les radios et à la télévision et ses commentaires sont acérés, lucides et souvent dérangeants pour les autres participants : il ne se contente pas de la "doxa" imposée ! D'où mon vif souhait de prendre connaissance de cette étude écrite, donc a priori bien composée, comme savent le faire nos universitaires clairvoyants.

J'avoue avoir été dérouté de prime abord par la forme : tout semble désordonné, l'auteur (les auteurs) paraissant mélanger les évènements, les abandonner pour y revenir ensuite quelques pages ou chapitres plus loin. Le lecteur est mis à rude épreuve ! Mais tout s'est éclairé lorsque j'ai pris connaissance de la table des matières à la fin du volume : celui-ci est bien structuré autour des principales questions que l'on peut se poser sur le djihad sur notre territoire et son évolution au cours des 15 ou 20 dernières années. Il s'agit en fait d'une suite de "leçons" telles qu'on peut les donner à Sciences Po par exemple. On peut en prendre connaissance presqu'indépendamment l'une de l'autre

En fin de compte, une lecture passionnante !.

Tanneguy - Paris - 84 ans - 28 mars 2016


Analyse claire et complète du terrorisme moderne qui touche la France 8 étoiles

Terreur dans l'Hexagone, Genèse du djihad français,
de Gilles Kepel, avec Antoine Jardin, Gallimard.

Comme il est difficile d'échapper aux tendances ! Ces temps-ci, en kiosque comme en librairie, fleurissent les nouvelles recettes du bien-être, les pâles copies de Cinquante nuances de Grey, et les analyses du terrorisme moderne. Pour l'heure, ne soignons ni notre psyché ni notre libido et optons pour la troisième catégorie. Tant qu'à faire, choisissons l'ouvrage dont la couverture est la plus anxiogène. Les grosses lettres bleues, blanches et rouges de Terreur dans l'Hexagone font mouche. Plus fidèle au contenu que la punchline du marketing, le sous-titre précise : Genèse du djihad français. Gilles Kepel, épaulé ici par Antoine Jardin, n'en est pas à son premier essai sur ce thème ; le politologue est un spécialiste du monde arabe et de l'islamisme, ce qui rassure sur le recul nécessaire quant à l'analyse d'un sujet si brûlant.

Le contexte de la radicalisation
La chronologie des événements marquants advenus sur le sol français fournit un chapitrage idéal. 1983 : la Marche des Beurs. 1995 : Khaled Kelkal. 2005 : les émeutes. 2015 : les attentats.
Au début du vingt-et-unième siècle, tandis qu'en France grandit la troisième génération issue de l'immigration, émerge ailleurs la troisième génération de djihadistes, paroxysme de l'épanouissement des mouvements islamistes. Le salafisme se révèle dans une Europe déchristianisée découvrant Daesh à ses dépens. Le monde entier connaîtra sa funeste efficacité, même si le fonctionnement de l'Etat Islamique trahit un certain manque d'organisation comparé à son prédécesseur, Al-Quaïda. Les illustrations terroristes de ce djihadisme et de son "investissement à bas coût" sont désormais légions (Boston, Tunis, Londres, Madrid, Jakarta, Bamako, Paris, ...).
Dans le but d'expliquer l'apparition de la terreur au sein de notre nation, de complexes mécanismes sont décortiqués ; les liens de causalité sont analysés en profondeur, a contrario des raccourcis auxquels nous habituent les médias de masse. Entre les politiques intérieures et les tensions internationales, la crise économique et les difficultés sociales, c'est l'entier arrière-plan de notre monde moderne qui concourt à engendrer les profils de ceux qui iront grossir les rangs du monstre. L'état français, épargné pendant quinze années -de Kelkal à Merah- est affaibli par un manque de confiance du peuple envers ses dirigeants, par un chômage à dix pour cent et davantage au sein des quartiers frustrés, par les effets miroir du conflit israélo-palestinien et de la guerre en Syrie.
Dans ce chaos, sans repère, l'engagement religieux comme le communautarisme convainc certaines brebis égarées.

Le parcours des terroristes
Les histoires des "jeunes de banlieue" perdus qui se retournent contre leur pays sont souvent similaires. Si une part de cette population essaye de peser dans la vie publique par le vote, l'action associative ou diverses organisations, d'autres se sentent marginalisés par des relents de colonialisme, par la migration, par l'abandon politique et social, ou par l' "irritant laïque". Leur radicalisation est rapide, extrême, avec un éventuel déclencheur extérieur, comme un drame familial par exemple. De la délinquance à la prison où ils subissent l'influence des extrémistes qui excellent dans la récupération religieuse et l'exacerbation identitaire, et jusqu'à la formation guerrière en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Syrie, le terreau de l'origine sociale et géographique ainsi que la haine de la France sont communs au "cas sociaux lourds" qui embrassent le djihad.
Les transcriptions et décryptages de la communication de Daesh montrent que les méthodes de recrutement semblent parfois grossières. Les vidéos mises en ligne regorgent de discours mal faits, quelle que soit la langue, et de références infantiles aux jeux vidéo ou aux dessins animés. Les déclarations enregistrées ou écrites dans le but de recruter, de menacer, de justifier, séduisent pourtant les apprentis rebelles au coeur de cellules largement réparties : banlieues de Paris, Marseille, Toulouse, Béziers, Lyon, Strasbourg et Lille.

Une fatalité ou quelque espoir ?
La France est la triste première exportatrice de terroristes en Europe et la mauvaise connaissance du problème de la part de nos élites non formées est patente. Alors que les gouvernements allemand et anglais n'hésitent pas à faire appel à des spécialistes, nos hommes politiques paraissent incompétents. Les échecs du renseignement national sont toutefois à relativiser aujourd'hui. Si tout le monde se demande encore comment ont pu agir certains individus fichés, il est rassurant de savoir que la quasi-totalité des acteurs du djihad français sont connus des services de surveillance ou de justice.
D'un tout autre côté, cette guerre profite aux réfractaires du vivre-ensemble, le Front National en tête. Or, ce qui profite aux nationalistes profite à Daesh. en effet, dans son appel à la résistance islamique mondiale, Al-Suri se délecte des guerres civiles propices au développement de la lutte armée. Un engrenage de haine dont aucune nation ne peut sortir grandie.
Enfin, pour l'auteur, le principal espoir réside dans le principe même de notre démocratie, à la base de la République: la solution est dans l'école, au lycée, à l'université. Le sujet ici n'étant pas de savoir si la voie choisie par nos ministres est la bonne...

Les apports de l'essai
Et si vous pensez tout savoir sur ce sujet ou -plus probablement- si vous ressentez une overdose à propos de celui-ci, notez les bienfaits du livre de Kepel et de Jardin. D'abord, il dénonce les débats stériles symptomatiques de notre société qui empêchent finalement de se concentrer sur le fond du problème ( être ou ne pas être Charlie ) . Ensuite, il rafraîchit la mémoire et éclaire les événements mal lus à l'époque, à cause des travers des médias ou des récupérations politiques, en évitant le piège du "il aurait mieux fallu" de l'exercice de la rétrospective à chaud. Au-delà de tout ce que l'on a entendu et de ce que l'on croit savoir, ce livre renseigne réellement.
Il me restera, personnellement, une dernière interrogation : pourquoi nommer l'innommable ? Ne serait-il pas judicieux de condamner les kamikazes à l'anonymat éternel afin de ne pas en faire des martyrs, des vedettes, aux yeux des aspirants terroristes ?

Iwarthest - - 43 ans - 14 mars 2016