Enquête sur les modes d'existence : Une anthropologie des Modernes
de Bruno Latour

critiqué par Colen8, le 15 janvier 2016
( - 82 ans)


La note:  étoiles
Une enquête destinée, peut-être, à apaiser les esprits, un jour
L’ambition du travail de recherche exposé dans cet imposant pavé a un côté stupéfiant. Ce sont 25 années de réflexion et de théorisation qui ont amené Bruno Latour philosophe des sciences formé à l’anthropologie à concevoir et mettre en place une vaste enquête à nulle autre pareille, que d’aucuns pourraient trouver « farfelue ». Son projet consiste à définir les Modernes – au sens occidental du terme – à l’aide d’une démarche anthropologique. En effet, embarqués dans une modernisation planétaire qui se fond dans la mondialisation, ils se heurtent à d’autres modes d’existence, de pensée, de culture, de civilisation. Le dépassement du Sujet et de l’Objet permet d’introduire une pluralité d’êtres interagissant en réseaux, entretenant des relations, offrant des croisements, des superpositions, des décalages censés rendre compte de l’environnement d’une façon plus universelle. Si l’on poursuit l’œuvre de destruction de la planète qui nous fait vivre, il faudra bien trouver des moyens de répartir la pénurie. L’objectif de l’enquête est donc d’en dégager si possible les éléments d’une anthropologie comparée, source de compréhension, d’acceptation mutuelles en même temps que porteuse d’une diplomatie nouvelle capable de concilier les exigences contraires de l’économie et de l’écologie.
La base de connaissances nécessaire au recueil des données a requis un référentiel et une structure de système expert que seule la puissance des ordinateurs est en mesure de traiter. Il aura fallu passer par une quinzaine de dimensions comparables deux à deux pour en accepter les éventuels conflits de valeur, modéliser des catégories construites en réseaux servant de grille à l’analyse proposée, des réseaux eux-mêmes évolutifs en fonction de l’avancement de l’enquête. Sont ainsi prises en compte, indépendamment des structures institutionnelles parfois trop éloignées de l’expérience vécue, les notions multiples et croisées de connaissance, d’existence, d’intérêt, de politique, de droit, de religion, d’économie, d’organisation, de technique, de matière, de métamorphose, de création et d’art, de psychisme. La mise en évidence du vrai et du faux n’est pas la même dans tous les domaines, et ce sans tomber en aucune manière dans le relativisme.
Les Modernes, ce sont les héritiers de Descartes et Newton qui ont permis les avancées des sciences et des techniques, grâce auxquelles ils se sont crus détenteurs de la vérité et autorisés à dominer le reste du monde vivant. Leur référence à un univers inscrit dans l’espace euclidien tridimensionnel avec en plus la dimension temporelle les a éloignés des cosmologies et des grands récits des peuples conquis et/ou colonisés dont ils balayé au rang de superstitions sans les comprendre la richesse et les mythes. Pour eux les explications du monde se sont trop exprimées selon des oppositions binaires telles que nature ou culture…
Dire que l’on a tout compris à la fin de cette lecture serait un euphémisme. Il était conseillé d’aller sur le site même de l’enquête http://modesofexistence.org/ pour se familiariser avec ses objectifs, sa méthode et son déroulement quand le projet était financé par l’UE, ce qui ne semble plus le cas. Administrée sous la forme collaborative via internet, elle devait offrir aux lecteurs de devenir aussi des enquêteurs en y insérant leurs propres questions. Toujours est-il que le site reste accessible.