Le givre et la cendre
de Jasna Samic

critiqué par Ddh, le 9 janvier 2016
(Mouscron - 82 ans)


La note:  étoiles
Sarajevo - Paris : la vie dure pour les "apatrides"
Le givre suggère un froid intense qui recouvre tout, même la cendre qui suggère la mort par le feu.
Jasna Samic est née à Sarajevo mais vit à Paris ; elle est spécialiste des langues orientales et du soufisme.
En 1990, à Paris, la narratrice est journaliste à RFI (Radio France Internationale) où elle assure des reportages sur les écrivains de l’ex-Yougoslavie. Elle-même se retrouve à de nombreuses reprises à Sarajevo, sa ville natale, où son père se trouve in articulo mortis à l’hôpital. La vie de Visna, la narratrice, n’a pas été et n’est pas toujours rose : l’après Tito n’est pas spécialement un progrès. Des luttes ethniques gangrènent la vie quotidienne. La corruption règne à Sarajevo et dans les environs.
Visna découvre le journal intime de son père qui relate sa vie durant les années de guerre 40/45.
Le journal intime de son père est facilement reconnaissable grâce aux caractères en italique. Ce roman bouleverse le lecteur par la force de caractère de la narratrice face à son entourage rébarbatif. Il fallait une dose de courage pour faire face à la guerre civile et ne pas se plier aux habitudes quotidiennes ! La vie sentimentale de Visna est étalée en des caractères crus sans être triviaux.
passionnant 10 étoiles

Passionnément, faire entendre sa voix, ensevelie sous le givre et la cendre.
La confier à son journal qui seul, pourra, voudra l’entendre, l’accepter, car seul lieu de liberté.
Parce que le monde où évoluent les personnages n’a de cesse de faire taire la différence, de la moquer, de lui faire peur.

Ce roman est la quête indéfectible de trois personnages, du seul non alignement authentique qui vaille, celui de l’esprit, dans une Yougoslavie qui, précisément au nom d’un non alignement, politique celui-là, étouffe toute revendication d’être soi, dans son unicité.

C’est ainsi que les hommes, médiocres et rustres, qui s’arrogent le pouvoir – politique, littéraire, sexuel – font payer très cher à Višnja, indomptable et passionnée, ses refus de toute compromission, par des promesses d’édition, des engagements de rémunération, jamais tenus sous les prétextes les plus fallacieux. S’ils ne peuvent détruire son désir de vivre, d’aimer, d’écrire, ils peuvent l’empêcher de vivre matériellement.

Višnja ne peut que ressentir et dénoncer l’horreur de la guerre qui menace. Son journal et celui de son père, écrit pendant la seconde guerre mondiale, montrent l’enchaînement implacable des conflits, de l’attentat de Sarajevo à la guerre des années 90, l’impossible alliance des civilisations et des peuples, les rêves fous de vengeance et de pureté ethnique des Serbes. La vérité que clame Višnja ne sera, là encore, pas entendue, pas publiée, et cela, dans le pays pourtant aimé, la France.

En réaction aux patriotismes meurtriers et mortifères, Višnja, comme auparavant son père, rêve d’un lieu qui l’accueillerait, qui mettrait un terme à son errance, errance de l’âme (ce qui sera le thème de son roman suivant Les contrée des âmes errantes), de l’amour (où/quel est l’homme qui comblera son désir ?).
Paris est la ville mythique qu’elle invoque contre ceux qui violentent son corps et son esprit, même si, toujours, tel le château de Kafka, la prolongation de sa carte de séjour est différée. Et il y a aussi le lieu où le temps s’arrête, le lieu du resourcement, pour Višnja comme pour son père avant elle, le Mont Trebević, qui surplombe la ville de Sarajevo, la ville originelle, aimée, malgré tout, pour sa beauté indivisible.

Dans Le givre et la cendre, Éros et Thanatos se juxtaposent, tels en ces deux moments où jouissance avec l’amant et mort du père sont évoqués quasi simultanément ; réalisme et poésie, humour et douleur, se mêlent inextricablement.
Si la guerre, l’exil, forment la trame de ce livre, c’est la volonté d’exister en vérité qui s’écrit sans concession.

Évelyne Morin
Maître ès Lettres, Poète

Le 19 avril 2020

Evelynemorin - - 70 ans - 20 avril 2020