Un cheval entre dans un bar
de David Grossman

critiqué par Rotko, le 28 octobre 2015
(Avrillé - 50 ans)


La note:  étoiles
le clown triste, ou le jeu métaphorique des interlocuteurs et des doubles,
Grossman David, un cheval entre dans un bar

L’étonnement initial à trouver dans un livre une relation de « stand up » (un spectacle de cabaret avec un « seul en scène », ) laisse place à de l’admiration devant le regard multiple de l’auteur : à la fois narrateur de la performance de l’acteur Dovalé, son interprète, il exprime aussi l’opinion du public, et la sienne propre devant ce spectacle. Invité personnellement, presque à contrecoeur, il regarde le « numéro » qui produit en lui des sentiments divers, allant de la fascination à l’exaspération.

Les limites entre les genres de distraction n’existent plus, les codes de chacun disparaissent : des plaisanteries bouffonnes deviennent insupportables, tombent dans l’outrance, le goût douteux, l’insolence ou le pitoyable. Le mime raconte son enfance malheureuse, le narrateur (un juge à la retraite qui traîne notamment des peines d’amour) y a joué un rôle. Sur le plan personnel comme sur un plan national israélien, ces évocations deviennent vite désagréables. Le public intervient et manifeste son hostilité, son impatience, ou sa colère devant un programme qui ne répond en rien à ses attentes, voire le cueille à froid ou à rebrousse poils.

Il s’agit de provocations dans tous les domaines, et ce qui s’annonçait comme un divertissement comique engendre le malaise et la souffrance des protagonistes, celle du public, mais au premier chef de l’acteur, un enfant « tête de turc » de ses camarades, qui se complaît dans la douleur qu’il s’inflige et veut à toute force faire connaître à un public réticent. Il parvient pourtant, souvent in extremis, à reconquérir ce public, avant de se retrouver finalement seul, tel un orphelin.

Ce spectacle, axé sur l’attente, repose sur les sentiments de perte, de deuil, de remords et de culpabilité, il parle de lâchetés diverses sans les expliciter, si bien que chacun, à l’instar du narrateur, ressent le trouble de ce qui est évoqué sans être précisément dit.

C’est à mon sens une nouvelle façon d’aborder un malheur indicible, incommunicable, mais qu’on fait ressentir par l’intermédiaire d’un artiste, soucieux de partager l’insupportable poids d’un fardeau personnel - et qui trouve dans le public du cabaret miteux, et en nous, des échos profonds et peu avouables.

Derrière le mime (Si le Neveu de Rameau était une version philosophique de Diderot, Dovalé serait une version autobiographique de David Grossman) se profile l’auteur : désireux de plaire à son lecteur, il veut aussi lui dire ses chagrins, ses colères, ses doutes - et ses deuils. Comme Dovalé, dans la parfaite maîtrise de son art, il séduit, agace, rebute, pour finalement en venir, comme malgré lui, à partager ce qui le tourmente et lui pèse.

Quant au narrateur lui-même (le « je » du récit), il n’est pas David Grossman (juge retraité etc.) mais un lecteur attentif, fidèle et compatissant, qui connaît son passé, et trouve en lui-même des échos personnels à la douleur d’autrui.

Le public serait le tout-venant, des lecteurs qui recherchent avant tout dans la lecture un aimable divertissement, et quittent déçus le spectacle, ou bien des lecteurs plus exigeants, qui ne craignent pas de voir, par la lecture ou par le spectacle, leurs certitudes et leurs a priori remis en question.

Par ce jeu métaphorique des interlocuteurs et des doubles, David Grossman ouvre des pistes originales qu’il explore avec talent, non sans créer de la réflexion et de l’émotion.