Pourquoi le saut des baleines
de Nicolas Cavaillès

critiqué par Gregory mion, le 13 septembre 2015
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Délivrance de la baleine.
Récemment récompensé par le prix Gens de Mer 2015 pour ce petit livre admirable, Nicolas Cavaillès continue de proposer une qualité d’écriture assez rare. Le titre de ce livre, Pourquoi le saut des baleines, pourrait faire penser au sujet d’une dissertation extravagante, adressé à quelque société de savants ou d’aventuriers de l’esprit qui n’ont pas peur de se mesurer à l’impossible. La question du saut des baleines est en effet toujours en suspens au sein des corporations cétologiques, disséminée dans une constellation d’hypothèses qui empruntent aussi bien à la science qu’aux visions poétiques, voire ésotériques. C’est là une sorte de réalité nouménale que ce bondissement mastodonte : on le prend comme un objet de pensée, mais l’on sait, au fond, que la chose demeure inaccessible pour l’esprit humain. Le paradoxe qu’on en déduit est savoureux car si l’on connaît quelque chose de la baleine, c’est moins lorsqu’elle se lance à la surface que lorsqu’elle se replonge dans les profondeurs, et c’est donc à la lumière qu’elle se dérobe au savoir, tandis qu’elle nous révèle un peu de son mystère pendant ses longues navigations sous-marines. Dans la propulsion du mégaptère hors de son bain, il y a une pantomime antédiluvienne, une suite de gestes qui précèdent toutes les encyclopédies humaines, tant et si bien que ce titanesque jet a l’air chaque fois de réinventer nos conceptions encore fraîches de la liberté ou de la désinvolture. Si la baleine s’élance sans raison apparente (cf. p. 18), c’est peut-être justement pour narguer nos idées réfléchies sur la liberté. L’impulsion du cétacé serait en ce sens liberté pure, vérité révélée, vision qui donne la certitude absolue de sa raison d’être, comme Dieu se manifeste au croyant. Devant ce phénomène éclaboussant, nous sommes assujettis à une traque dérisoire, la tête boiteuse, à l’instar d’un Achab titubant des neurones et qui voudrait se venger d’une insupportable incomplétude scientifique.

Néanmoins, ne voulant pas reprocher aux éminences de la cétologie une quelconque défaillance, ne voulant pas non plus les remplacer ou les prendre de haut, N. Cavaillès choisit d’exploiter la thèse de la liberté totale de la baleine, et c’est à partir de ce modèle d’émancipation qu’il travaille au corps l’animal, faisant de toutes ses affections bondissantes des occasions de suggérer une piste de réflexion. En outre, cette drôle de poursuite entre l’auteur et son objet monumental dépasse le cadre des baleines existantes – les baleines fictives ont aussi leur mot à dire. C’est pourquoi le début de ce texte expérimental se place sous le patronage de l’écrivain russe Guennadi Gor, auquel l’auteur dédie sa tentative de compréhension, mais auquel il doit aussi la vision sublime d’une baleine agonisante (cf. p. 5), image qui évoque par extension la carcasse colossale du Léviathan d’Andreï Zviaguintsev, et, pourquoi pas encore, celle de la créature échouée dans le formidable Baleine de Paul Gadenne. Ceci permet de montrer une fois de plus que la littérature n’est pas en reste en ce qui concerne les déductions concrètes du savoir. D’ailleurs on ne manque pas de se dire, à la lecture de N. Cavaillès, que son écriture en dit très long sur l’énigme de ce saut gigantesque, plus long sans doute que tout opuscule.

À propos du fait que la science ne saurait à elle seule conquérir les ambiguïtés de la baleine s’envolant dans les airs, littéralement à l’air libre, il nous faut reconnaître que les excès typologiques ont contourné la baleine plus qu’ils ne l’ont apprivoisée dans ses secrètes précipitations (cf. p. 20-2). Le classement rigoureux des baleines n’a fait qu’affadir ce qui pouvait en constituer la spécificité, c’est-à-dire le saut déraisonnable. Par son insatiable pouvoir d’abstraction, l’homme n’a fait qu’approcher les baleines pour en réduire les singularités, d’où, maintenant, le besoin d’un reflux du langage et de toute forme d’envahissement de l’intelligible. Ainsi, à l’inverse de ces dispositions simplificatrices et même parfois agressives dans leur façon de penser, N. Cavaillès élabore une langue presque érotique pour instruire le cas particulier de la baleine. Aucune de ses formulations n’enferme l’animal dans une gangue explicite qui vaudrait de toute éternité. En acceptant d’emblée le mystère de ce géant des mers, l’auteur en préserve la liberté, et partout les phrases consentent à laisser la baleine souffler. Cette distance de courtoisie est toujours palpable dans la langue de N. Cavaillès, loin de la promiscuité désagréable des hommes envers la baleine (cf. p. 22), approches impolies qui forcent la bête à descendre vers les abysses, la transformant négativement dans la mesure où de sauteuse, on la fait devenir racleuse.
On lira donc ce livre comme un faux traité de cétologie et comme un vrai traité sur la liberté humaine, la baleine n’étant peut-être dans cette histoire que la parabole de nos propres hésitations quand il s’agit de se prescrire un saut périlleux. N. Cavaillès met ainsi en avant une baleine chargée d’enseignement philosophique, comme l’étaient les porcs-épics de Schopenhauer en leur temps.