Mystères des chiffres
de Marc-Alain Ouaknin

critiqué par Kinbote, le 9 février 2004
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
D'où viennent nos chiffres?
« Le chiffre est une façon de noter, de marquer un nombre. Le chiffre est un fait de langage et d’écriture » fait observer d’emblée l’auteur avant de nous raconter par quel cheminement intellectuel et quel parcours historique les dix chiffres qui nous servent à écrire les nombres sont parvenus jusqu’à nous.

Contrairement à ce qu’on continue à penser, nos chiffres ne viennent pas, à l’origine, de la civilisation arabe mais de l’Inde dont on a longtemps méconnu la science ; pour l’auteur, si les mathématiques grecques doivent leur naissance à la philosophie, les mathématiques indiennes trouvent leurs racines dans la linguistique dont on peut trouver trace dans les Veda ou Vedangas.
Les chiffres indiens possèdent au moins deux noms et plusieurs synonymes. Ainsi, le chiffre 1 signifiait aussi bien le commencement que le corps la Terre, et le chiffre 2, les yeux, les bras, les ailes... Chaque nombre devenait de la sorte une petite phrase, une sorte de haïku, un court poème... Il existe un traité de mathématiques en forme de poèmes, le Lîlâvatî, qu’on doit à Bhâskarâchârya. Les mathématiciens respectaient dans l’écriture de ces poèmes numériques une logique du sens qui interdisait par exemple l’addition de flèches et de feu, de planètes et de serpents...
La grande innovation de cette numération consiste dans le fait qu’elle introduit le zéro. Comme écrit l’auteur, il fallait une pensée capable d’acccepter l’idée de vide. Et la langue sanskrite possédait le mot « shûnia » pour exprimer « le vide » et « l’absence ». Dès lors, le signe graphique employé pour écrire le zéro ( qui est une italianisation du mot « sifr » qui a aussi donné « chiffre ») sera ou bien le point (objet zéro dimensionnel) ou le cercle tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Bagdad est le siège de la vie intellectuelle arabe au VIIIième siècle.
A l’instar d’Alexandrie pour l’Egypte ancienne, Bagdad possédait l’équivalent de la Grande Bibliothèque : la Maison de la Sagesse, où se traduisirent en langue arabe des milliers d’ouvrages de toutes provenances. Parmi eux, le Siddhanta, traité d’astronomie, écrit par Brahmagupta et dans lequel on trouvait les dix chiffres dont le zéro. Avec lesquels les mathématiciens arabes inventeront l’algèbre (du mot « Al-jabr » du nom d’une des opérations requises pour la résolution des équations).
Un pape singulier (de 999 à 1003), Sylvestre II, né Gerbert d’Aurillac, était un spécialiste des mathématiques indo-arabes, et il introduira les chiffres en Occident, tous sauf le zéro pour des raisons sans doute théologiques. Mais il faudra encore de nombreuses années avant de détrôner la numération romaine - aux modes de calcul cependant compliqués - alors en vigueur et aux mains des notables. Pour l’auteur, la découverte du tombeau vide du Christ à l’occasion des Croisades sera prépondérante pour l’acceptation par la chrétienté du vide, donc du zéro. Et de la numération de position qui lui est associée. En même temps, la confrontation avec la civilisation arabe va conduire à l’acquisition de leurs méthodes de calcul.
La création des universités aux XIIème et XIIIème siècle, en sortant le savoir du cadre des monastères, va accélérer la diffusion des nouveaux modes de pensée.
Les travaux de l’Italien Fibonacci, dont on connaît sutout la série (chaque nombre de cette suite est égal à la somme des deux précédents), seront importants pour l’installation en Occident des chiffres indo-arabes qui connaîtront leur forme définitive à la faveur de l’invention de l’imprimerie au XVème siècle.

Dans la seconde partie du livre, Ouaknin s’attache à rendre compte des travaux de l’école pythagoricienne sur les nombres. Notamment les nombres parfaits (dont la somme des diviseurs – excepté ce nombre, ce qu’on appelait les parties aliquotes - égale ce nombre, par exemple : 6 = 1 + 2 + 3, ou 28 = 1 + 2 + 4 + 7 + 14 ), amicaux ou bien triangulaires. Il montre aussi que le fameux triangle de Pythagore était déjà connu des Egyptiens sous le nom de triangle isiaque évoquant la trinité égyptienne Osiris, Isis et leur fils Horus. Il nous parle aussi du triangle de Pascal, du nombre d’or et du nombre Pi. Un chapitre est consacré aux carrés magiques – en relation avec l’alchimie – et à la façon de les composer. Enfin, Ouaknin, qui est aussi directeur du centre de recherches et d’études juives, nous introduit à la Kabbale et à la guématria (ensemble des calculs qui sont possibles à partir de l’équivalence numérique des lettres de l’alphabet hébraïque). Newton passa, après avoir étudié l’hébreu, la moitié de sa vie à tenter de déchiffrer le code secret supposé contenu dans la Bible...
Cette partie n’est pas la moins fascinante du livre. Elle nous montre que les nombres qui représentent une sorte de perfection, d’Idéal platonicien, et que les Pythagoriciens revêtaient d’un caractère sacré (le 6, premier nombre parfait, ou le 10 = 1 + 2 + 3 + 4), ont été à la base de l’écriture des textes fondateurs.

Un glossaire (on y apprend ce qu’est un nombre vampire ou narcissique) et une bibliographie complètent ce livre qui fait écho à l’Histoire universelle des chiffres de Georges Ifrah auquel il est rendu hommage. L’auteur dit aussi ce qu’il doit à ce beau livre-conte sur l’histoire des mathématiques qu’est Le Théorème du perroquet de Denis Guedj.
Un livre qui rend aimables ces chiffres qui par ailleurs nous effraient souvent, faute de connaître d’où ils viennent de même que les enjeux et manipulations diverses dont ils ont fait l’objet durant leur déjà longue histoire.

Le livre est aussi truffé de nombreuses citations relatives aux mathématiques donc celle-ci que je vous livre et qu’on doit à Saint Exupéry.

« Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? »
Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? »
Alors seulement elles croient le connaître. »