Glucksamschlipszig : le roman du Gluck de Jean-Marc Rouillan

Glucksamschlipszig : le roman du Gluck de Jean-Marc Rouillan

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Cyclo, le 19 août 2015 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans)
La note : 10 étoiles
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Des prisons et des hommes

"S'il fallait relever l'ignominie des flagorneurs du système, on manquerait de salive ou d'encre !" écrit Jean-Marc Rouillan dans ce roman.
Oui, les flagorneurs du système, on les voit à l’œuvre sans cesse, dans la presse (pas un quotidien n'y échappe, à part "L'humanité", peut-être), à la radio (où il s'agit avant tout de faire rire, si possible en se moquant des pauvres et des simples, car il est hors de question de s'attaquer aux intouchables de haut vol, on y perdrait son « job » !), à la télévision (où c'est encore pire, quand on voit pérorer ces tristes sires, se prétendant experts, ne voyant venir aucune crise, mais prêts à affirmer tout et son contraire, picaillons à l'appui, probablement). Du système, ils en vivent, forcément ! Et ils sont là, à parader, avec leur baratin de cabot, leurs complaisances, leurs flatteries, leur servilité de lèche-cul et leur méchanceté à usage fixe.
Rouillan a une connaissance des prisons françaises de première main, et tous ses écrits en parlent avec autorité : mais ne vous inquiétez pas, on ne l'invitera jamais sur les plateaux de télévision quand il s'agira de prison, on préfère des « experts » qui n'y ont jamais mis les pieds, mais en parlent savamment !
Ici, dans ce roman, un roman noir à faire pâlir de honte presque tous les auteurs professionnels de polars (l'auteur fait dire à un de ses personnages : "Là où la littérature ne faisait pas encore le trottoir. Où elle n'était pas du négoce. De la séduction perfide et guindée"), il nous raconte les derniers moments de vie du dénommé Glucksamschlipszig, que tout le monde raccourcit en Gluck, issu d'une famille d'immigrés mi-arménienne, mi-juive d'Europe centrale. Ce Gluck sort d'une trentaine d'années de prison pour avoir tué un policier. Il est très malade, a été opéré du cœur et ne tient pas à prolonger sa vie outre mesure : "– C'est la fin, j'ai décidé de ne plus subir d'opération ». Il veut encore avoir son mot à dire face à la mort. Avoir cet ultime choix. Le docteur pensait qu'il fallait tenter le coup. Lui ne se revoit plus sur le billard, des semaines sur son lit branché comme un grille-pain. La douleur. Le coma lent des jours aseptisés. Il veut avoir la force animale de l'inéluctable, simplement une dernière lutte, mais un corps à corps intime, sans rien, sans un quidam dans le coin du ring, ni même l'entraîneur en blouse blanche ni personne. Lui seul. Seul". 
C'est l'occasion pour l'auteur de dresser un panorama terrifiant des prisons françaises ("aujourd'hui la prison est fusionnelle à la société, comme si la prison se globalisait, comme si elle gangrenait tout ce qu'elle touche en tant que menace suprême, régulation des protestations, gestion des pauvres, des cités, de la peur, de la main-d’œuvre étrangère" – et c'est bien ce qu'elle fait), de la politique vis-à-vis des immigrés, plus particulièrement sous le régime de Vichy (la famille du héros a été décimée, envoyée dans les camps de la mort par la police française, il a donc quelque raison d'en vouloir à la police, qui d'ailleurs utilise toujours des méthodes peu reluisantes, comme il est signalé aussi à propos de la Guerre d'Algérie, des tortionnaires argentins formés par des « experts » français, ou des événements de Gênes en 2002), politique qui continue sous une autre forme, d'une façon souvent aussi odieuse. L'auteur nous montre aussi la pègre, car si notre héros est une sorte d'anarchiste libertaire, il a côtoyé forcément en prison les petits et gros malfrats, notamment ceux du trafic de drogue, mais l'auteur (ou son personnage) remarque que ce trafic n'est qu'une caricature de l'économie ordinaire : "recycler l'argent sale. Enfin façon de parler car cet argent n'est pas plus sale qu'un autre. L'exploitation de la souffrance du salariat, de son ennui, de la vie qui s'enfuit serait-elle plus propre que le suicide pharmaceutique d'une génération ? Et le deal de la « soupe culturelle » décervelant des millions de jeunes est-il blanc de blanc ?"
Militant conséquent, le Gluck "pense aux centaines de miséreux philippins écrasés par la montagne de détritus dont ils se nourrissaient. Aux bidonvilles vénézuéliens emportés par la boue. Aux ouvriers de Bhopal. Au maçon tombé de l'échafaudage. Au routier bagnard des cadences infernales. Aux amiantés, dans la carrière et sur les chantiers. À tous les assassinés. Anonymes. Au crime parfait des puissants". Gluck est cultivé, il connaît bien l'histoire sociale, sait qu'il faut toujours remonter à la Commune de Paris, quand il est question de répression politique.
Je croyais tout savoir sur cet événement, mais non. Je savais certes qu'on avait essayé de supprimer presque totalement la mémoire des communards. Mais on apprend qu'on ne les a pas seulement honnis, mais aussi effacés : "Lors de la Commune, Salvador Daniel était directeur du Conservatoire de Paris. Et lorsque les Versaillais entrèrent dans la capitale, il prit les armes et mourut fusillé sur une barricade. Le 24 mai, je crois... Dans le dernier livre consacré au Conservatoire, il n'est même pas mentionné. Comme il a été rayé de toutes les listes jusqu'au Grove dictionary of music, ses œuvres sont attribuées à son père, également musicien". "Et Ranvier, le maire communard. Où est-il ? Ils sont allés jusqu'à le faire disparaître de la liste officielle des maires de l'arrondissement. Cent trente ans plus tard, ils mentent encore. Pourquoi cette absence ? Par inadvertance ? Par tromperie ? Qui se souvient vraiment des Communards ? Bien sûr aujourd'hui, ceux qui se prétendent leurs héritiers se chamaillent tout près du Mur des Fédérés pour avoir une bonne place lorsqu'on fleurit les tombes à date régulière. Mais se souvient-on de leurs rêves... ?"
Oui, j'aimerais bien savoir combien parmi les jeunes prolos – et les jeunes tout court, savent ce que fut la Commune de Paris. Le Capital a bien rempli son contrat. Signe particulier : amnésie totale de notre jeunesse, qui a oublié son histoire et vit dans un "présent productif et consommateur. Un présent sans aspérité, sans histoire, sans possible renversement, sans espoir hors de la rêverie programmée par les grandes firmes qui vous vendent du futur en rondelle sous cellophane, en retraite complémentaire, par mensualité ou à crédit".
Pour Gluck, les voleurs, ce sont "ceux qui détournent les bénéfices du travail", car ce ne sont pas que "des mots... « classe », « prolétariat », « détournement », il faut que ce vocabulaire vive toujours en nous. Il le doit car chacun de ses mots assume sa réalité, si forte aujourd'hui, si dense qu'ils sont comme la matière agglutinée formant les trous noirs célestes. Ce que les gens croient absent, obsolète, à des années-lumière dans les comptines des anciens militants, est là partout autour d'eux et cadence leur univers infernal".
Et ce roman est l'exact pendant moderne des "Misérables" de Victor Hugo, mais sans le sentimentalisme lyrique du génial écrivain. Les pensées du héros sont toujours dans la révolte, car sans elle, "le miséreux reste misérable. Absent. Et peureux. Vivant d'expédients existentiels. De morale cultivée par des maîtres à penser. À rêver. À patienter en rond. Et en marche – au pas. Vers le repos de la fosse commune".
Ces nouveaux misérables, comme Jean Valjean, vont en prison. C'est l'occasion pour l'auteur de dresser quelques portraits saignants. L'administration pénitentiaire et la police n'en sortent pas indemnes. Voici un beur qui "se disait intégriste et sympathisant du GIA algérien. En fait, ce n'était qu'un révolté qui avait choisi ce camp parce qu'ils étaient désormais les seuls à remettre en cause l'ordre bien huilé des survies amnésiques". Et l'étonnement du libéré après des années de taule : "Déjà un quart d'heure de retard. Ils ne sont pas inquiets de patienter et du retard des autres. À force d'aller vite pour eux-mêmes, les gens ont perdu la notion du temps des étrangers. Il n'y a que le leur qui compte. Comme si leur nombril servait d'axe aux deux aiguilles !"
Oui, ce nombrilisme ravageur du temps et de l'instantanéité dans lequel a sombré notre monde. Il est pourtant nécessaire de s'arrêter : "– Le matin, regarde-toi dans le miroir », lui avait dit un vieux bagnard à peine revenu de relègue. « Et tu sauras ce que tu vaux vraiment, non pour les autres, mais pour toi seul. Regarde !"
Pour en revenir aux flagorneurs, je note qu'apparemment la presse a complètement passé sous silence ce livre-ci, comme d'ailleurs les autres du même auteur, qu'on les trouve difficilement en bibliothèque (ce livre-ci est dans une seule bibliothèque universitaire française, par exemple).
Pourtant Rouillan, un peu comme Jean Genet, a trouvé en prison un mode de libération par l'écriture, au style vif, incandescent, impitoyable, qui tranche sur le bon ton des écrivains bourgeois, et qui me le rend sympathique. Mais je n'engage que moi ! "Glucksamschlipszig : le roman du Gluck" est un formidable roman qui nous réconcilierait avec la littérature, s'il en était besoin. Et, au passage, Louise Michel est abondamment citée pour ses poèmes, ce qui ne peut que nous réjouir encore plus. La vierge rouge a encore des admirateurs.

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