Résignez-vous !
de Christian Adam

critiqué par Corail, le 13 août 2015
(Ottawa - 63 ans)


La note:  étoiles
Le meilleur pamphlet que j’ai lu depuis très longtemps !
Voici un auteur que je ne connaissais pas, que j’ai découvert complètement par hasard grâce à la recommandation d’un ami qui m’en a vivement conseillé la lecture. Comme l’indique le sous-titre du livre, il s’agit d’un pamphlet dirigé contre « les optimistes malades d’espérance qui croient encore pouvoir changer le monde ». Bien que le genre pamphlétaire ne soit pas un genre littéraire que j’affectionne en général, j’avoue avoir rarement lu quelque chose d’aussi percutant et d’aussi méchant contre la mentalité optimiste. On a affaire là à un sacré bouquin, mordant et sarcastique à pleins pots, armé d’une force de frappe qui réjouira les amateurs de pamphlets bien troussés. Qui plus est, les deux « lettres ouvertes » qui le composent sont servies par un style remarquablement vivant, très coloré et imagé (pratiquement une métaphore par phrase !) et on sent que l’auteur a finement fignolé chacune de ses phrases. Deux longs extraits pour donner le ton :

« Toute l’encyclopédie des nuisances te serait racontée dans toute l’étendue du désastre, rien n’y ferait : imperturbable tu demeures, te cabrant contre les vérités qui dérangent, les bronches gonflées d’optimisme, à l’affût de dérisoires indices que « les choses bougent » : une simple réforme par-ci, une petite flammèche contestataire par-là, et te voilà vite remonté sur tes grands chevaux, heureux de comptabiliser sous ta loupe grossissante les négligeables pas de mouche vers un soi-disant monde meilleur. Crois-tu vraiment que c’est l’initiative citoyenne de quelques collectivités « autogérées », perdues quelque part à la lisière de la jungle du capitalisme mondialisé, s’évertuant, le cœur sur la main, à planter dans leur coin un arbuste local, si rachitique soit-il : crois-tu donc que ce soient ces quelques bons samaritains qui « feront une différence » ? Tandis qu’à l’échelle globale, jamais l’inertie systémique et l’encroûtement des esprits n’ont été aussi endémiques ; et qu’en réalité, ceux qui font la pluie et le beau temps, ceux qui mènent le bal sur le pont achalandé de la Nef des Fous - en attendant, du moins, que le grand Déluge prochain vienne sonner la fin de leur récréation - ce sont de vulgaires porcs friqués qui n’en ont, eux aussi, que pour leurs « désirs sans fin », leurs carpe diem, et qui se fichent comme d’une guigne de tes enfants du monde à venir... » (p.49)

« Demandez-vous surtout quelle pointe de l’orgueil cela vient chatouiller en lui [l’Optimiste] de se croire Celui qui fera lever la pâte de l’Espérance à une France ramollie par l’apathie et la désespérance ; dites-vous, enfin, que s’il se permet de vous raconter autant d’histoires pleines d’avenir à dormir debout, c’est précisément parce que cela ne l’engage plus à rien, que son âme ayant déjà transmigré dans son arrière-monde chrétien, il ne sera plus de ce monde pour « témoigner » du mauvais rêve qui oppressera vos lendemains, dont vous ne vous réveillerez que pour replonger dans un coma de cyborg, intégralement raccordés à des Big Data, bourrés de capteurs omniscients auxquels plus rien ne pourra échapper, si ce n’est le sentiment de l’absurdité... Oh, ce n’est pas lui qui connaîtra la sensation d’être emmuré vivant dans la civilisation déshumanisée du posthumain, où tout sera fonctionnellement à sa place, hormis « l’âme », cette vieille relique désormais bonne que pour la casse ; ce n’est pas lui qui devra subir de plein fouet les aléas de la « rigueur » ; pas lui qui aura à traîner sa carcasse inutile et quémander un gagne-pain, à tenter désespérément de « trouver sa place » au sein de sociétés excédentaires qui affichent « complet » ; et encore moins lui qui devra loger son étouffement dans des clapiers à lapins, mouvoir sa claustrophobie à l’ombre d’abominables tours en érection, propres à vous enculer le dernier soupirail surnageant à l’horizon... » (p.162-163)

Et le tout est à l’avenant ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Christian Adam n’y va pas de main morte dans ce brûlot apocalyptique où il excelle à capter tous les tics langagiers des optimistes, à railler leur façon de penser (lesquels, il est vrai, se paient souvent de mots vagues qui tournent à vide), tout en les renvoyant à l’inanité de leurs préconisations naïves au vu de ce que le monde est réellement en train de devenir. Voilà donc une charge satirique menée en main de maître comme on n’en lit plus, dans laquelle tous les « sauveurs du monde », les « altermondialistes » et les « décroissants » en prennent pour leur rhume. Comme le prévient l’auteur, il n’est nul besoin d’avoir lu préalablement les deux optimistes pris à partie dans chacune de ces « lettres ouvertes » pour savourer la raclée magistrale qu’ils se prennent en pleine figure : autrement dit, la lecture de ce livre se suffit à elle-même. Par ailleurs, on sent vraiment que ce brillant polémiste prend un malin plaisir à ridiculiser les assertions niaises des « marchands d’espoir » : il tape à grands coups de sabots sur leur déni de la réalité, il détricote leur psychologie lénifiante conçue à la fois pour berner les masses et leur distiller ce qu’il nomme malicieusement des « cachets d’espérine » (formule bien trouvée !). Sans oublier de remarquer très justement que si ces « maîtres à panser » (p.146) campent dans l’optimisme béat de bisounours, c’est d’abord pour se préserver égoïstement de l’inconfort qu’il y aurait à songer à l’avenir sombre qui nous attend tous ; un sinistre avenir que l’auteur - qui est tout sauf dupe des discours faussement rassurants - nous dépeint avec une effrayante lucidité…

Bien sûr, on n’est pas obligé de suivre ce misanthrope incurablement pessimiste dans la vision noire du futur qui suinte de ses phrases, et encore moins d'approuver toutes les conclusions désespérées qu’il assène au vitriol : de fait, on pourrait renvoyer dos à dos son pessimisme quasiment dogmatique à ce qu’il appelle les « colporteurs de boniments qui tiennent boutique d’un “autre monde possible” » et aux « espéranteux invétérés qui vous annoncent naïvement l’avènement d’une « civilisation plus conviviale et empathique » (p.88), dont il a raison, certes, de se moquer de manière vacharde en y mettant le paquet. Reste que s’il y a bien une chose qu'il a comprise en sa qualité de pamphlétaire revenu de tout, c’est que quoi que l’Humanité fasse pour prévenir le Désastre, de toute façon la machine planétaire déjà à bout de souffle ira jusqu’au bout de sa logique, et que tous les optimistes de la Terre auront beau multiplier tant qu’ils voudront les cris d’orfraie pour freiner encore la catastrophe climatique, écologique, sociale et humaine en cours, rien ne changera en définitive jusqu’à ce qu’il soit vraiment trop tard (à suppose qu’il ne le soit pas déjà...) ; et quand bien même on aurait, bien avant ça, une réaction de sursaut et que l’on se mettrait à agir pour « changer le monde », à terme on débouchera quand même sur un monde hypertrophié, surpeuplé et technologiquement déshumanisant, dont il faudra alors se demander, très mélancoliquement avec l’auteur, « si l’âme y trouve sa place »...

Entretemps, et comme il l’écrit avec une dose de scepticisme grinçant :

« S’il faut attendre que les enragés consuméristes qui peuplent la planète, que l’on dit « conscientisés » de l’état critique des choses, troquent leur mode de vie biophage contre un modèle décroissant ; s’il faut attendre qu’ils « refassent le monde » de leur propre gré – et non parce que la biosphère poussée à bout, sortie de ses gonds, les y aura contraints par la force – la vie sur Terre aura le temps de franchir tous les cercles de l’Enfer... » (p.76)

Bref, si l’écriture polémiste menée avec une grande verve vous séduit en général, si vous aimez les pamphlets décapants qui ont de la gueule, animés par une vivacité d’écriture très tonique, ne passez pas à côté de cette œuvre acérée comme un diamant noir, qui mérite tant d'être connue...