Dieu, un itinéraire
de Régis Debray

critiqué par Radetsky, le 12 août 2015
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Radiographie du Grand Autre
Dans un ouvrage déjà critiqué sur notre site ( http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/18801 ), Régis Debray nous ouvrait les yeux sur ce constat : un groupe humain, quel qu’il soit, trouvait sa raison d’être dans le sentiment d’incomplétude de chacun et, afin de se clore (c'est-à-dire de bâtir un entre-soi solide), de s’ouvrir en même temps, afin de trouver paradoxalement dans l’hétéronomie d’un Grand Autre la légitimation et la raison fondamentales du vivre ensemble contre vents et marées.

Ici, l’auteur va s’attacher à identifier le parcours accompli par ce Grand Autre (principalement sous sa forme religieuse nommée « Dieu »), depuis sa dispersion dans les multiples manifestations de la nature, où seul le chaman peut en interpréter les signes (l’âge de l’animisme et des cultures de chasseurs-cueilleurs jusqu’au néolithique), puis sa fixation (avec la naissance des villes et de l’agriculture) dans les formes semi-abstraites du polythéisme répandant ses multiples statues, temples, autels, etc. servis par une caste de prêtres ; enfin le monothéisme, né là encore par une manière de paradoxe, dans… le désert.
Autrement dit, nomadisme (élevage strict et/ou commerce) rime avec monothéisme, servi dans un Dieu réduit à la pure abstraction de l’écriture. Car ce qui n’était que notations comptables sur des tablettes d’argile va devenir Parole sacrée rassemblée sur des supports facilement assemblables et transportables : Dieu devient portatif et définitivement invisible de par le signe écrit.
En effet, pour des gens dont la vie est rythmée par d’incessantes et infinies traversées de déserts, comment serait-il possible de trimbaler des idoles de pierre ou de métal avec soi… ? S’imagine-t-on les taureaux de Babylone, le sphinx de Gizeh ou un bronze d’Apollon, montés sur roulettes et tirés par des armées de chevaux ou de dromadaires ?
Mais à quoi rime cette obsession du transport ?
On ne saurait se séparer durablement de la présence symbolique de ce Grand Autre, fondement et ciment du groupe (nation, tribu, clan, comme on voudra). L’Arche d’Alliance et le Sefer Torah, soit un peu de bois doré ( ?) et des rouleaux de parchemin, aisément transportables par un ou deux animaux.
Et le "progrès" n'a en aucune manière renversé la vapeur : du papyrus ou du parchemin à la clef USB ou au "cloud", Dieu est partout...

Cette concentration des pouvoirs symboliques ira de pair avec l’intronisation d’un mythe universel : celui des origines, élaboré par tous les humains sans distinction d’époque ni de croyance, mais « reconditionné » avec les matériaux conceptuels nouveaux.
Tout le monde, peu ou prou, va en faire son miel, depuis 2500 ans environ, pour le bonheur et le malheur de notre espèce.

Et le glissement progressif des pratiques religieuse dans des pratiques politiques est là afin de nous rappeler que les combats de chiffonniers séparant « pro » et « anti » apparaissent souvent comme l’envers et/ou l’endroit d’une même médaille que chacun se refuse à reconnaître en l’autre.
Comme le montrait l'ouvrage cité en tête de cette critique, les ressorts, les procédures, les protocoles des rites politiques empruntent largement au religieux. Ici, les illustrations et rappels ne manquent pas.

Progressivement, les conditions géographiques et sociales vont mettre le monothéisme, toujours supporté par du papier (ou ce qui en tient lieu : Torah, Evangiles, Coran), à l’épreuve de la hiérarchisation , de la division du travail, du politique en un mot. Le nomadisme va perdre ses nécessités cultuelles et l’architecture religieuse (et les autres arts) vont pouvoir s’épanouir, avec au passage force questions épineuses (les images) , et cette surprenante constatation : les images favoriseront la revalorisation et la légitimation de la femme (via la Vierge Marie) chez des gens peu enclins à céder un pouce de leur pouvoir… Je cite :
« Une culture qui honore les images fait honneur aux femmes. Vieilles constante des civilisations, qui traverse les âges et les latitudes. L’oppression des sœurs va de pair avec la destruction des icônes – voir Kaboul Karachi, Alger. Le même qui bombarde les statues lapide les adultères…. » (page 247).

Régis Debray va faire appel, dans cet exposé particulièrement riche, à toutes les ressources de l'histoire, de la géographie, de la théologie (patristique et scolastique inclusivement), de la "science" politique, afin de repérer minutieusement les étapes du parcours millénaire de ce "Dieu" au nom duquel, quelle que soit sa forme apparente, on persiste à s'étriper pour des (dé)raisons qui n'en sont pas tout en concordant avec le schéma primitif de la vie en communauté, religieuse ou non.

Il me serait difficile de pointer ligne à ligne la richesse de cet ouvrage, dont on recommande la lecture à tout un chacun (« istes » de tout bord, athées, « iques » divers, religieux bien sûr, etc.), qu’on sera avisé de rapprocher, je le rappelle avec insistance, du premier cité au début de cette courte critique : il en est une dérivée (ou une primitive) possible.