Les autres étoiles
de Marc Scialom

critiqué par Alouette, le 29 juillet 2015
(Seine Saint Denis - 38 ans)


La note:  étoiles
Les autres étoiles
Au fond, peut-être un étrange machin, un bidule en pâte feuilletée. Non, plutôt comme une drôle de bête gigogne (« Une poupée russe : votre extérieur est dedans », p. 171) agitée de mouvements reptatoires, en mue perpétuelle, s'élançant au dehors pour s'enfoncer au plus loin en dedans. Une bestiole farouche et fiévreuse, hérissée de pointes et squameuse, avec des yeux et des plis partout afin de multiplier les points de vue et les perspectives baroques, avec des arêtes, des faces et des côtés montés selon les principes d'une géométrie ludique digne de Lewis Carroll, avec des lignes de fuite au principe d'un épanchement de tous les sens comme d'un dégorgement dans tous les sens (« Des tas de choses lui sortent du corps, un bric-à-brac incroyable : des femmes, des hommes, des animaux. Il perd des lacs et des montagnes, il perd des nébuleuses » (p. 253). Un gros animal en métamorphose constante, qui saute de plateau en plateau stratifiés de telle façon que le lecteur sait devoir s'armer de patience avant de reconnaître au terme du labyrinthe viscéral parcouru une forme identifiable – le cœur battant d'un projet d'ensemble étonnamment cohérent où vacille la flamme d'une chandelle, où palpite une âme sœur, revêche mais pleine de larmes, en guerre mais qui sait au moment approprié devoir déposer les armes. Un monstre en somme, une « chimère » (p. 313), un être hybride organisé en mosaïque étoilée de « Pense-Bêtes » (p. 24). Une machine de guerre suffisamment encombrée d'elle-même pour déborder et être effrayante, et suffisamment fascinante pour témoigner en toute conscience de la terreur vague qu'elle insuffle en son lecteur. Et, dans le même mouvement, lui avouer aussi – espoir secrètement soufflé entre les pages et les mots – espérer gagner sa sympathie, mais seulement à l'arrachée, à bout de souffle. « (...) le lecteur serait plus ou moins perdu tout au long de mon livre, perdu mais accroché, avec le sentiment croissant de frôler une chose intense, de l'entrevoir dans un brouillard (...) – puis tout à coup il comprendrait : rétrospectivement sa lecture indécise lui deviendrait claire parce qu'il découvrirait, lovée au cœur de la spirale et hors littérature, la scène première dont le livre est sorti » (p. 119).

Ce monstre accouché de soi-même (« Presque mon premier livre », p. 203), ce n'est pourtant qu'un livre. C'est un roman de 325 pages, 19 chapitres et trois parties intitulé Les Autres étoiles, et son auteur, un avatar de Frankenstein (ainsi que le lui cria un jour sa fille Chloé alors une enfant : « Tu es Frankenstein ! Mon père est Frankenstein ! », p. 299). Un bricoleur doublé d'un savant fou qui maraude en littérature après avoir rôdé en cinéma afin d'arracher à ces royaumes pas facilement accessibles des créatures tellement mal fichues (mais, préciser tout de suite : ce mal fichu, ce manteau d'Arlequin mal cousu-décousu, c'est le fagoté rapiécé de nos vies, « l'archipel des Îles Trouées », p. 96) que leur reconnaissance en fut – en reste encore – sidérée, sinon intimidée. On se souviendra toujours de Lettre à la prison (1969), premier long-métrage suturé des ruines du présent et peuplé des fantômes du passé qui de fait sont devenus les spectres de l'avenir. Un film longtemps voué à la nuit polaire d'un désintérêt à peu près total jusqu'à ce que, quarante ans après ou presque, la voie de la résurrection lui soit enfin ouverte et dignement consacrée. Dans cet astre filmique revenu d'un désastre en forme de purgatoire imposé pour finalement réussir à envelopper quelques regards d'une aurore spectrale car en différé, il était question d'un Oblomov tunisien interprété par un ami algérien rencontré dans les rues de Mai 68, Tahar Aïbi, qui procrastinait tellement qu'il entraînait dans la spirale involutive de sa propre folie d'ancien colonisé tout Marseille documenté avec la caméra à ressort de Chris. Marker, la cité phocéenne filmée comme si elle l'avait été par des opérateurs Lumière venus du futur. Avec Les Autres étoiles, Marc Scialom semble lui-même avoir été absorbé, happé par une même pulsion de procrastiner, différant l'arrivée au cœur du noyau terrible, névralgique et stellaire (« ma tache aveugle », p. 218), dont la lumière fossile ne cessera jamais de brûler la peau et les yeux et le cœur. Comme s'il tournait autour d'un centre irradiant et aveuglant, page après page, paragraphe après paragraphe, chapitre après chapitre, partie après partie, notules mystérieuses après d'autres notules tout aussi sibyllines, avançant par reptation en forme de vagues spiralées afin de multiplier les angles d'attaque et décocher quelques flèches – et décrocher autant d'étoiles. Comme un prédateur tournerait en cercles toujours plus rapprochés autour de sa proie mais, comme dans l'apologue de Mr. Arkadin (1955) d'Orson Welles, le prédateur est le scorpion et la proie, la grenouille acceptant de son côté de lui faire traverser le ruisseau et qu'il ne peut du sien pourtant s'empêcher de piquer au risque de mourir ensemble, elle empoisonnée et lui noyé.

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