Histoire de Milad qui partit pour manger à sa faim pendant vingt et un jours
de Rafik Schami

critiqué par Débézed, le 28 juillet 2015
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Manger à sa faim
Un jour en rentrant chez lui un jeune Damascène rencontre un attroupement entourant un homme gravement blessé, il a été torturé par la police. Il connait ce personnage étrange, c’est Milad, il vit dans une grotte à Maaloula, sa famille l’héberge et le soigne. Chaque soir, huit nuits durant, le blessé raconte son aventure au jeune homme : les vingt et un jours qu’il a passé à manger à sa faim avant de rejoindre la fée qu’il a connue dans la grotte où il s’était réfugié pour échapper à la violence de son beau-père. Le narrateur a écrit cette histoire en 1968 mais n’a pu la publier qu’en 1997, en Autriche, le pouvoir syrien et ses apparatchiks, les religieux, les éditeurs peureux et frileux ne voulant pas se compromettre en publiant ce récit.

Milad est enfant de la misère, son père disparaît lors d’une attaque contre son village, sa mère, très pauvre, épouse un vieillard violent qui les frappe tous les deux, il rejette l’enfant et le laisse quasiment mourir de faim. L’enfant fuit, se réfugie dans une grotte où il est visité par une fée bleue qui lui propose l’aventure qu’il confie au narrateur. « Au fil des années qui viennent, tu devras manger à ta faim vingt et un jours de suite. Puis tu viendras à moi, et de même que l’arc-en-ciel fait cadeau au ciel de ses couleurs, je remplirai ton cœur de joie ». Les sauterelles ont dévasté la région, Milad doit se mettre en marche pour trouver un maître capable de lui procurer une nourriture suffisante pendant les vingt et un jour imposés par la fée avant de connaître le bonheur. Le but du récit est bien sûr de raconter cette épopée mais aussi de démontrer combien il était difficile de manger à sa faim pendant quelques jours de suite dans cette région à cette époque là. Milad se débrouille comme il peut pour ne pas mourir de faim et essaie toutes les solutions qui se présentent à lui pour manger à sa faim pendant les trois semaines imposées. Il est victime, complice et même parfois instigateur de toutes sortes d’escroqueries, combines, carambouilles et autres filouteries dans un périple rocambolesque qui le ramène sans cesse à sa grotte salvatrice.

Cette histoire ancrée dans la droite ligne des contes orientaux, digne des aventures de Rocambole, imprégnée de satire politique, se déroule dans les environs de Damas à l’époque où l’Empire Ottoman s’effritait sous la poussée des Français et des Anglais qui s’affrontaient pour imposer leur hégémonie sur cette partie du Moyen-Orient. L’auteur stigmatise tous les pouvoirs politiques, religieux, économiques qui imposaient la corruption comme principe de gouvernement et d’administration sans oublier les riches marchands qui ont souvent construit leur fortune dans la plus parfaite illégalité.

Ce récit cocasse et drôle, même s’il évoque des épisodes souvent tragiques, décrit la face cachée de la naissance de la Syrie moderne, celle où les conflits actuels étaient déjà en germination. Il nous rappelle que l’Islam n’est pas la seule religion syrienne et que la corruption, la violence, l’intolérance et le pouvoir brutal et sanguinaire ne sont pas l’exclusivité de ceux qu’on accuse aujourd’hui. Le système clanique a été un excellent support pour toutes les turpitudes, tout le reste semble bien n’avoir été souvent qu’arguties et prétextes pour imposer volonté et pouvoir. Chacun défendait son territoire en y laissant sa vie ou en fuyant loin après la défaite." Sais-tu à quel point c’est amer, de défendre un village avec le courage d’une panthère, pour ensuite tomber à genoux devant la faim invisible et silencieuse et devoir s’en aller comme un âne affamé ? » Comme le font encore aujourd’hui de nombreux Syriens qui prennent la mer au risque d’y sombrer.