Le Dernier Shôgun
de Shiba Ryōtarō

critiqué par Eric Eliès, le 14 juillet 2015
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Grandeur et déchéance du dernier shogun, qui consentit à faire le jeu de ses adversaires pour mettre fin au régime du shogunat qu'il jugeait dépassé
Cette biographie de Yoshinobu, dernier shogun du Japon, se présente sous la forme d’une "hagiographie" romancée, sans véritable démarche d’historien. Les sources ne sont jamais citées, sauf à quelques rares exceptions, et on peine à démêler les faits et l’interprétation de l’auteur qui s’évertue à multiplier les éloges sur les multiples talents, les mérites et l’intelligence de Yoshinobu, qui semble doué en tout, mais ne parviendra pas à préserver la maison shogunale dans un contexte d’intense chaos social provoquée par l’arrivée des Occidentaux au 19ème siècle. On a un peu l’impression de lire une version japonaise des rois maudits, où un dirigeant trop lucide sur sa déchéance inéluctable consent, au détriment de ses propres alliés, à faire le jeu de son principal adversaire pour hâter l'issue du drame et minimiser les souffrances de son pays… Il y a une dimension sacrificielle dans le manque d'ambition de Yoshinobu, qui le rend sympathique malgré son esprit tortueux et manipulateur.
La lecture est aisée et agréable, même s’il manque une chronologie récapitulative des évènements et qu’il est difficile de se retrouver dans les noms de lieux et de personnes, qui souvent se ressemblent ; en outre, les subtilités de la politique japonaise laissent parfois perplexes et quelques notes explicatives, complémentaires à la préface, auraient été utiles…

Le livre apporte un éclairage intéressant sur les bouleversements du Japon féodal et sur sa transition vers un Etat moderne, provoquée par la pression américaine (ouverture des ports exigée par les USA, sous la menace des navires du commodore Perry) et l’évidence de la supériorité technologique occidentale, qui divisent les Japonais partagés entre fascination et répulsion envers les « barbares ». Au début du 19ème siècle, la vie quotidienne et l’organisation politique sont extrêmement codifiées ; le pouvoir est détenu par le shogun (du clan Tokugawa, depuis le 17ème siècle) qui, depuis le château d’Edo, règne sur les daimyos (chefs de clans possesseurs de fiefs) et les vassaux de la bannière (sorte d’aristocratie militaire constituant l’armée shogunale). L’empereur n’exerce qu’un rôle symbolique d’incarnation des valeurs et de l’âme éternelle du Japon. Tous les pouvoirs sont héréditaires par le sang ; les nobles ont de très nombreux enfants (beaucoup meurent en bas âge) et les enfants illégitimes sont en général bien plus capables et ambitieux que les enfants légitimes, dont la vigueur est rongée par le confort émollient de la vie de cour et des privilèges de naissance. Les critères de naissance peuvent faire l’objet d’arrangements car les familles peuvent aisément se confier des enfants ou désigner des tuteurs et des conseillers, qui exercent le pouvoir véritable à la place d’un enfant trop jeune. Yoshinobu, l'un des fils illégitime de Nariaki, chef de la maison Mito affiliée au clan Tokugawa, est très vite repéré par son père, qui décide de l’élever « à la dure », car il pressent en lui un futur grand homme, et de l’éduquer (arts martiaux, arts militaires, études littéraires, calligraphie [considérée comme un reflet du caractère d’un homme]) avant de le confier à la famille Hitotsubashi, qui peut prétendre à la succession du shogun. La famille Mito se distingue des autres maisons par sa loyauté indéfectible à l’empereur, stipulée dans un serment secret « Honneur à l’empereur » qui oblige les membres de la famille Mito, en cas de conflit ouvert, à soutenir l’empereur contre le shogun. La maison Mito représente en outre le parti des « xénophobes », très populaires au palais impérial et hostiles aux barbares occidentaux qu’ils proposent de rejeter à la mer ou de massacrer, alors que le pouvoir shogunal est plutôt enclin à la conciliation, en acceptant l’ouverture des ports exigée par les Américains. Le shogun Ieyoshi, qui appréciait les qualités de Yoshinobu, décède en juillet 1853 quelques semaines après l’ultimatum du commodore Perry. Son successeur est son fils Iesada, seul survivant adulte de ses nombreux enfants légitimes et illégitimes, mais c’est un jeune homme frêle, émotif et faible d’esprit, totalement soumis à l’emprise de sa mère. En conséquence, les daimyos (notamment les 4 grands seigneurs qu’on surnommait les daimyos éclairés de Tosa, Satsuma, Uwajima et Echizen) souhaitent désigner un nouveau shogun, plus capable de faire face aux menaces pesant sur le Japon, et fondent leurs espoirs sur Yoshinobu.

Yoshinobu n’aspire pas à devenir shogun mais, comme il incarne les attentes des xénophobes, il va peu à peu, presque à son corps défendant, gravir tous les échelons vers le shogunat malgré l’hostilité du gynécée et les rivalités avec les autres familles d’Edo, qui se méfient fortement de Nariaki et l’accusent d’user de la popularité de la cause xénophobe pour intriguer afin de s’emparer du pouvoir shogunal. Naosuké, chef du conseil des Anciens, est partisan de l’ouverture du Japon et également très soucieux de préserver la suprématie du shogunat, dont dépendent de nombreuses maisons. Vouant une haine viscérale à la maison Mito, et donc à Yoshinobu, il initie, à la mort de Iesada, une campagne très dure de répression (dite purges d’Ansei, ponctuées de nombreux assassinats) contre la maison Mito et ses soutiens. Iemosi, hériter de la famille Kishû, est investi du shogunat tandis que Yoshinobu est assigné à résidence et interdit de toute vie sociale. Il en profite pour lire beaucoup (en même temps qu’assouvir un penchant prononcé pour le plaisir sexuel) mais sombre peu à peu dans la dépression, jusqu’à l’assassinat de Naosuké, qui tombe dans une embuscade tendue par des samouraïs du Mito le jour de la fête traditionnelle des pêchers. Le livre évoque de nombreux assassinats au sabre (appelés « jugement du ciel »), souvent suivis de décapitation pour exhibition de la tête du vaincu.

Deux ans après la mort de Naosuké, les peines d’emprisonnement sont levées et Yoshinobu est rétabli dans ses droits. Il est même désigné tuteur du shogun Iemosi, alors âgé de 17 ans, qui a reçu l’ordre impérial de dénoncer l’accord, signé par Naosuké avec les Etats-Unis, proclamant l’ouverture des ports exigée par les Américains. Yoshinobu est réputé xénophobe mais est secrètement lui-même acquis à la cause de l’ouverture. Fasciné par la culture occidentale (il admire Napoléon) et les techniques militaires modernes (armes à feu, équitation, etc.), il épouse un mode de vie éloigné des traditions (il ira jusqu’à manger du porc importé de l’étranger, ce qui lui vaudra le quolibet de « M. Goret ») mais dissimule ses pensées véritables, multipliant les volte-face et les affichages d’opportunité (ce que l’auteur présente comme une habileté tacticienne hors pair) grâce à des talents d’orateur qui désarment ses adversaires et galvanisent ses alliés, qui se méprennent fréquemment sur les ambiguïtés et les sous-entendus implicites (ce qui lui vaudra un autre surnom péjoratif : « M. Double Face » pour sa propension à utiliser la ruse). Yoshinobu est persuadé que le Japon n’a pas les moyens de repousser une coalition occidentale et craint que les xénophobes qui sont parvenus à manipuler l’empereur, qui ignore la réalité du rapport de forces, n’entraînent le pays dans une déroute similaire à celle de la Chine.

Tout en faisant semblant d’accepter les messages portés par les porte-parole de l’empereur, Yoshinobu s’appuie sur le traité signé par Naosuké, qui engage le Japon et dont la dénonciation entraînerait des représailles, pour commencer à évoquer à ses conseillers son changement d’opinion. Yoshinobu se rend ensuite à Kyôtô (la capitale impériale), où il découvre une situation chaotique : un groupement de samouraïs xénophobes met sous pression les nobles de cour et fait placarder dans les rues des édits qui sont faussement présentés comme des décisions impériales. Les crimes entre factions sont nombreux. Yoshinobu s’efforce de préserver le prestige du pouvoir shogunal et multiplie les stratagèmes, allant un jour jusqu’à faire semblant de s’enivrer au saké pour déclarer le fonds de sa pensée à ses adversaires et les traiter d’idiots, en escomptant faire valoir l’excuse de l’ivresse si ses propos venaient à être divulgués et lui être reprochés ! Après avoir appris que l’empereur méprise le zèle excessif et grossier des patriotes du clan Choshû, Yoshinobu parvient à rétablir l’ordre avec l’aide du puissant clan Satsuma en provoquant la défaite militaire du Choshû. Mais il va se heurter, dans un climat marqué par de nombreux assassinats, aux manigances des xénophobes, qui veulent forcer le shogun à chasser les « barbares », et à celles des réformistes impériaux, qui veulent mettre fin au shogunat en profitant de la confusion générée par les demandes des puissances occidentales. Celles-ci ont en effet exigé l’ouverture d’un nouveau port (celui de Hyôgô, à proximité immédiate de Kyôtô), ce que l’empereur refuse catégoriquement. Le shogun Iemochi, qui est encore un jeune homme, ne supporte plus la pression à laquelle il est continuellement soumis et décide de démissionner, en préconisant de nommer Yoshinobu à sa succession. Or celui-ci n’est pas populaire à Edo, notamment auprès du gynécée et des vassaux de la bannière qui soupçonnent Yoshinobu d’avoir poussé Iemochi à la démission. Epuisé et malade, Iemochi décède à l’été 1866 en désignant Kamenosuke Tayasu, héritier d’une des familles dignitaires, comme son successeur. Mais celui-ci n’est qu’un enfant. Alors que la mort de Iemochi est gardée secrète, les daimyos tentent de convaincre Yoshinobu d’accepter la charge de shogun mais il refuse, se déclarant toutefois prêt à être le tuteur de Tayasu. En fait, Yoshinobu est convaincu de la déchéance inéluctable du shogunat, dont l’organisation militaire surannée (qui refuse de se moderniser par attachement aux traditions) ne parvient même pas à écraser définitivement la rébellion de la province du Chôshû. Yoshinobu consent néanmoins à assumer la succession de la lignée Tokugawa, avec l’intention de négocier un changement de régime politique où le shogun serait simplement un daimyo élu par ses pairs et exercerait un pouvoir politique par délégation de l’empereur, qui serait le seul chef du pays.

Malheureusement, l’empereur Kômei, qui soutenait l’aile réformiste du shogunat, succombe à la maladie. Son successeur est un enfant, dont le tutorat est très habilement manipulé par le clan des Satsuma qui instrumentalise l’affaire du port de Hyôgô (que Yoshinobu s’est engagé à ouvrir auprès des ambassadeurs étrangers, qui sont séduits par sa fermeté et son intelligence). Isolé politiquement à Kyôtô (notamment parce que ses conseillers sont assassinés), Yoshinobu ne trouve du réconfort que dans la compagnie de ses nombreuses concubines, qu’il retrouve chaque nuit. Finalement, il parvient, grâce à son éloquence, à faire valider, lors d’une assemblée des nobles de cour et des daimyos influents, le principe d’ouverture du port. Le clan Satsuma, qui redoute la profondeur et la vivacité d’esprit de Yoshinobu, profite de cette opportunité de refus d'obéissance à un ordre impérial pour exiger la destitution du shogun, la confiscation de ses terres et sa dégradation au rang de simple roturier. Ces dispositions inacceptables visent à saper le plan de réforme du shogunat soutenu par Yoshinobu, qui envisage de renoncer au pouvoir politique au profit de l’empereur puis de réunir les conseils de la cour et du gouvernement shogunal sur le modèle des chambres parlementaires des puissances occidentales. Yoshinobu, pressé par ses alliés (notamment les vassaux de la bannière) d’entrer en guerre contre le Satsuma, est convaincu de l’inanité d’un conflit, qui ferait de lui un traître à l’empereur et discréditerait politiquement le shogunat quelle que soit l’issue du conflit. Face à l’hystérie collective de ses soldats, Yoshinobu décide de fuir de nuit vers Edo, en se déguisant en civil pour s’échapper de son campement puis embarque sur un vapeur ; ses principaux conseillers, qui l’ont suivi par loyauté, s’aperçoivent rapidement qu’ils ont été dupés car Yoshinobu est prêt à accepter toutes les conditions du clan Satsuma, dont il loue la clairvoyance à long terme et l’habileté stratégique. Pour Yoshinobu, le temps du shogunat est définitivement révolu et il convient de moderniser les structures politiques du Japon.

Finalement, à l’issue de la prise de pouvoir des Satsuma, Yoshinobu, devenu un objet de mépris pour tous ses anciens alliés qui se sont sentis abandonnés, sera privé de ses biens et assigné à résidence pendant 30 ans. Il en profite pour lire et peindre, s’informant de loin sur la guerre russo-japonaise, avec le souci de ne pas souiller la trace qu’il laissera dans l’Histoire. A la fin de sa vie, il sera progressivement réhabilité et même invité à rendre visite à l’empereur. Il mourra en novembre 1913 : un représentant impérial, de nombreux daimyos et ambassadeurs étrangers assisteront à la cérémonie d’enterrement.