Grotte de Amélie Lucas-Gary

Grotte de Amélie Lucas-Gary

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Stavroguine, le 13 juillet 2015 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 9 étoiles
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L'origine des mondes

Je me méfie de l’actualité en littérature. Je pense que l’ambition de l’écrivain doit d’être jamais lu ou à défaut, de l’être dans cent ans. Nos sociétés de l’éphémère me semblent se trouver dans une telle inadéquation avec la permanence de l’écrit que je trouve du confort dans la culture classique, l’intemporalité. Aussi, qu’on me vante un premier roman où se côtoient Philippe Bouvard, Oussama Ben Laden et un couple présidentiel que l’on identifie trop bien, on risque d’éveiller en moi, plutôt que l’intérêt, le dédain tout d’abord. Lorsque je m’emparai de Grotte, le premier roman, donc, d’Amélie Lucas-Gary, paru l’an dernier chez Lucquin (un éditeur qu’on serait bien avisé de sauver !), je pensais à Giono et trouver un roman de l’isolement et de la solitude. De l’isolement et de la solitude, j’en trouvai bel et bien, quoique celle-ci fût très régulièrement troublée par les visites de certains personnages conférant au roman, au lieu de la gravité attendue, du truculent et du jubilatoire. Bousculé dans ce qui s’apparente à un snobisme, un préjugé, je me laissai pourtant aller et m’engouai pour cette oeuvre qui déclenchait en moi un réel enthousiasme.

L’incipit du roman — celui, à la première personne du gardien d’une grotte que l’on reconnaît pour Lascaux — donne vite le ton :

« Je suis le gardien d’une grotte, je vis juste au-dessus. Dessous, c’est creux, étroit, frais, humide et silencieux. Je me répète souvent ces mots ; ils résonnent et réconfortent ma solitude. »

La métaphore de la grotte comme refuge utérin reviendra plusieurs fois au fil de courts chapitres qui seraient pour un peu indépendants les uns des autres. A ceci près pourtant que le premier d’entre eux, « Tragédie », est une formidable mise en abîme dans laquelle le narrateur, nous racontant « le premier dérèglement [qu’il] connu[t] sur la colline », nous livre en réalité la genèse du roman : un projet de film en binôme avorté (l’occasion d’introduire un autre thème récurrent : le double, puisqu’on sait que la grotte véritable dont les peintures sont fragiles est fermée au public, pour l’agrément duquel on l’a reproduite à l’identique un peu plus loin) et transformé par l’un des membres en « un délire total, une fiction maline et vicieuse » qui portera un préjudice immensurable au pauvre gardien de la grotte et dont nous ne tarderons pas à comprendre que nous l’avons entre les mains.

Et en effet, du haut de sa colline, le gardien de la grotte vivra largement de quoi ternir une réputation puisque, non content d’accorder le droit de passage avec un arbitraire aussi critiquable du point de vue de ses quelques visiteurs que de la sauvegarde du patrimoine de l’humanité dont il a la charge, dans les boyaux de la grotte, il calera contre les peintures rupestres le cul d’une Première Dame pour la saillir souvent, aura un enfant qu’il laissera mourir, tuera le petit-fils d’Hitler et recevra donc même, entre autres choses toutes stupéfiantes, Oussama Ben Laden, lui-même spéléophile averti, et qui lui demandera rien moins que de « visit [his] cave », ce que chacun pourra interpréter comme il lui sied.

On a donc bien affaire à un « délire total », pas de doute ! mais un délire intelligent puisque outre les thèmes cités, traités avec doigté (…), l’auteur laissera doucement son récit devenir le compte-rendu de la folie de notre époque (les Indignés, les mouvances survivalistes sont évoquées) en même temps que de celle du narrateur, adaptant même sa très fluide écriture, la faisant quelquefois sembler pressée, négligée, ponctuée de maladresses infimes qui nous rappellent que c’est un homme maniaque et enfiévré qui tient la plume, pas une jeune écrivain « apparemment très comme il faut ».

Or cette folie, ce délire, est l’occasion de bien jolis clins d’oeil, de faire jouer quelques références piochées ici et là. Dans un Philippe Bouvard contraint de dormir dans des caves avec une marmite sur la tête, on croit reconnaître le Jack Black du Be Kind, Rewind de Gondry (« You’re magnatized ! ») tandis qu’un peu plus loin, c’est à Kafka qu’on pense (Le Terrier, évidemment) et à Borges quand est développée une thèse sur l’expansion de la Terre qu’il n’aurait pas reniée. Ainsi la grotte devient non plus le foyer seulement de l’être humain, ni même de ses pulsions enfouies, mais de toute création, de l’imagination à mesure que nous rencontrons l’ombre des grands et plus encore, les fulgurances d’une jeune auteur, complètement débridée.

***

Grotte est publié chez Christophe Lucquin Editeur. Christophe Lucquin est un éditeur qui mourra si on n’achète pas vite ses livres (ses banquiers pronostiquent la fin de l’exercice 2015). Un éditeur qui meurt, ce sont des livres qui ne naîtront pas ; c’est triste. Grotte est un livre qui séduira tant les lecteurs compulsifs que les plus dilettantes, dont le bleu ciel de la couverture sera assorti à vos vacances. Lisez donc Grotte ! Sauvez Christophe Lucquin !

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  Sauvez Christophe Lucquin ! 16 Stavroguine 13 août 2015 @ 21:48

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