Le couloir
de Sylvaine Arrivé

critiqué par Lopin, le 17 juin 2015
( - 90 ans)


La note:  étoiles
On devrait tous y passer…
Le Couloir, de Sylvaine ARRIVÉ


Pas facile de rendre compte d’un livre aussi rare, insolite, dont on se demande, à la lecture, s’il est œuvre de mémoire, de fiction, d’invention, mais au fond cela n’a pas d’importance. Les héros en sont des jeunes gens, simples et compliqués, intellos pleins de vie, qui ne méprisent pas la Bagatelle, aussi importante à vingt ans que la Théorie (si ce n’est davantage), qui coexistent et cohabitent à Meudon, puis au fond du Quartier Latin, rue Lhomond, dans cette province méconnue où fermentent, sous les combles et même plus bas, les esprits ouverts, flemmards et inventifs des étudiants de tout bord et de toute époque.
Petite galerie de portraits allègrement brossés, de Jérôme, Quentin et Millie, avec une Demoiselle à éclipses. Ils bossent, bouffent, baisent avec allégresse et plus ou moins de méthode, et c’est bien agréable d’être leur co-lecteur à défaut d’être leur colocataire !
Le réel visible ne leur suffit pas : dans tout roman, il faut bien qu’existe aussi une dimension un peu secrète, un univers en italique, dont on ne sait pas toujours s’il existe en dehors de nous ou à l’intérieur. Ici, ce qui interpelle les amateurs de recoins et les enfonceurs de portes plus ou moins closes, c’est le couloir, domaine étrange, mystère à domicile, familier et impénétrable. Nous suivons avec attention, inquiétude et souvent passion de comprendre, de connaître, les tentatives de franchissement par nos lascars, joyeux ou tristes, de cette ligne de démarcation entre le proche et le lointain, le médiat et l’immédiat, à mi-chemin de Borgès et du Leroux de la Chambre jaune, au parfum prenant et vieillot qui ouvre la porte et les narines au Mystère !
L’écriture de ce roman est vive, alerte et nous entraîne loin et près de notre temps, avec un air de jeunesse qui est de tous les temps. Les espoirs et les soucis de nos étudiants n’ont rien d’abscons ni de réservé à des élites inapprochables, et c’est là que fonctionne très bien un humanisme à fleur de peau et de neurones, à la fois culturel et intellectuel, qui se soucie de décrire et de suggérer, en dosant avec mesure les composantes qui nous tissent et nous tressent.
On ne résumera évidemment pas ici l’action ni la trame de ce petit livre riche et attachant : beaucoup de lecteurs, jeunes et moins jeunes, se retrouveront dans ces allers-retours de gaieté et de mélancolie, de foi et de scepticisme. Nous sommes loin de la morosité complaisante qui règne dans tant de livres à la mauvaise pente (le couloir est plan, droit, attractif et rigoureux dans son étrangeté) ou qui ne cessent de donner à la réalité contemporaine des coups de bec dérisoires et ne débouchant que sur des écorchures de l’épiderme qui ne laissent pas de grands souvenirs à l’âme chercheuse du lecteur en quête d’un plus vital. Sans tomber dans le déclinisme ni réclamer des recettes “inédites” et suspectes pour reconstruire le monde, on peut apprécier le goût de la vie, la passion de faire, de construire, avec des matériaux et des ciments parfois simples et rustiques, mais qui tiendront le coup, sans doute, autant que les colonnes de Palmyre ; ce sont nos petits-enfants qui en jugeront, s’ils savent encore lire…
Les mots, les anciens et les nouveaux, sont là et bien là : employés à bon escient, ils établissent entre les générations des liens solides, fixent la mémoire, aident puissamment à des retrouvailles merveilleuses, alimentent à jamais l’énorme bobine de fil d’Ariane qui depuis des millénaires nous aide à comprendre le film, à suivre les épisodes de ce vaste feuilleton qui s’étend sous nos yeux, de Socrate à Christophe, et nous raconte nos propres aventures.
Lecteur blasé ou méfiant, n’hésite pas, en ouvrant la porte du Couloir, à renouveler l’air de ta mémoire engorgée, à réengranger quantité de petits trésors intimes dont le bulldozer du temps pressé, du temps “qu’on n’a pas”, a fini par nous faire oublier fâcheusement, l’existence. Bonjour à vous, Jérôme, Quentin et Millie, et merci de nous tenir compagnie de façon affectueuse et instructive pendant trois heures de lecture, gagnées sur l’oubli dévorant de notre modernité cavalant à bride abattue…


Jean-Paul Colin