La fin des certitudes, temps, chaos et les lois de la nature
de Ilya Prigogine

critiqué par Eric Eliès, le 4 juin 2015
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un ouvrage passionnant, aux perspectives révolutionnaires, mais parfois excessivement ardu pour le grand public
« La fin des certitudes » est un livre ardu, qui exige du lecteur une culture scientifique de bon niveau (au moins licence ou classe préparatoire) pour véritablement comprendre les développements théoriques d’Ilya Prigogine. En effet, le prix Nobel 1978 ne fait pas de cadeau à l’éventuel lecteur novice qui se hasarderait en ces chapitres denses, sans être pourvu d’une base mathématique solide (décomposition en série de Fourier, opérateurs hamiltoniens, déterminisme chaotique, etc.) ou sans déjà connaître les concepts fondamentaux de la thermodynamique et de la physique quantique : il risquerait fort d’être découragé par certains passages… J’ai, pour cette raison, des doutes sur la capacité de nombreux « métaphysiciens », qui aiment citer Prigogine comme caution scientifique de leurs réflexions philosophiques sur les processus d’organisation de la matière et d’émergence de l’esprit, à véritablement maîtriser les fondements scientifiques de leurs affirmations...

Néanmoins, la lecture de ce livre est passionnante pour qui fait l’effort de s’y plonger car Prigogine met en perspective, de manière novatrice voire révolutionnaire (même si sa pensée me paraît globalement s’inscrire dans la lignée de celle développée par Werner Heisenberg dans « Physique et philosophie », dont j’essayerai de faire prochainement un commentaire de lecture sur CL), toute l’évolution historique des théories physiques ; il ouvre des horizons nouveaux sur la relation entre l’homme et la nature, conçue comme un dialogue sans fin entre l’intelligence humaine et la complexité de l’univers. J’en ai fait une longue recension pour mon usage personnel mais elle serait indigeste sur ce site. Je vous en propose ci-dessous un résumé.

Pour Prigogine, la pensée scientifique est, depuis toujours, prisonnière du paradoxe entre le déterminisme des lois, qui permettent la description et la prédiction des phénomènes, et le sentiment de notre liberté. Les équations fondamentales de la physique (lois de la mécanique de Newton, lois de la relativité d’Einstein, fonction d’onde de la mécanique quantique proposée par Schrödinger) sont déterministes et à temps réversible : elles n’expliquent pas l’existence de la flèche du temps et tendent à faire apparaître l’incertitude du futur comme un simple reflet des limites de notre intelligence. Pour la plupart des scientifiques, la connaissance exhaustive des lois et des paramètres du monde à un instant donné donnerait à un être omniscient (Dieu de Leibniz – démon de Laplace - démon de Maxwell) une connaissance totale de l’univers et de ses états passés et futurs. Dans cette approche (qui fut celle d’Einstein), le temps et la liberté individuelle sont une illusion. Pourtant, à diverses époques, de nombreux philosophes et scientifiques n’ont pu se résoudre à cette affirmation et ont introduit un paramètre exogène (clinamen d’Epicure / res cogitans de Descartes / principe anthropique) pour préserver notre dignité d’être humain, conscient et libre. A la fin de sa vie, Einstein lui-même (quand il fut poussé dans ses retranchements par Gödel évoquant la possibilité du voyage temporel [cf ma recension de "Les démons de Gödel" sur CL]) fut ébranlé et a incité la communauté scientifique à s’interroger sur les lacunes de sa théorie.

La mécanique quantique contient un paradoxe plus subtil : ses équations sont déterministes à temps réversible mais elles sont complétées par la réduction de la fonction d’onde, provoquée par la mesure opérée par un observateur dont la présence est indispensable à la théorie. Les tentatives de suppression du rôle de l’observateur génèrent d’autres paradoxes tels que les univers multiples, etc. La position de Niels Bohr (interprétation de Copenhague) est que la problématique ne doit pas être posée car la fonction d’onde ne décrirait pas la réalité : elle ne serait que la formalisation mathématique d’une réalité inaccessible.

Dans son livre, Prigogine propose un nouveau cadre, qui permet de surmonter les paradoxes ci-dessus, en décrivant un univers régi par l’irréversibilité du temps (évidente en considérant les phénomènes cosmologiques, géologiques, biologiques, etc.) et par des lois probabilistes qui établissent les états possibles de la matière mais ne permettent pas de prédire son évolution future. Prigogine considère les lois déterministes comme des cas particuliers dont la validité est limitée à des systèmes simples et idéalisés.

Tout d’abord, Prigogine évoque le chaos qui peut résulter de la sensibilité aux conditions initiales de systèmes régis par des lois déterministes ; en ce cas, la prédiction du futur est impossible car elle suppose une précision infinie dans la connaissance des états initiaux. Il développe ensuite sa conception du chaos en introduisant les phénomènes de résonance étudiés par Poincaré qui avait, au début du XXème siècle, défini la notion de système « non intégrable » (ie système à énergie potentielle et énergie cinétique non isomorphe à un système où toute l’énergie est cinétique) et prophétisé que les lois statistiques de diffusion des gaz seraient le nouveau paradigme de la science. Prigogine considère que seule l’approche probabiliste est apte à décrire les phénomènes de non-équilibre qui constituent les états réels de la nature, soumise à des interactions persistantes que l’approche classique a ignorées. L’introduction des opérateurs mathématiques utilisés en calculs probabilistes montrent l’existence de solutions, hors de l'état d’équilibre, qui traduisent les résonances et les corrélations prédites par Poincaré et ne sont pas accessibles pas une approche classique. En s’appuyant sur les principes fondamentaux de la thermodynamique, Prigogine démontre que ces solutions (dont les actualisations s'apparentent aux effets d'un processus d'auto-organisation) génèrent de l’irréversibilité et orientent le flux temporel.

L’approche de Prigogine bouleverse les théories fondées sur la notion de particule et sur le calcul des trajectoires. La trajectoire, via la transformée de Fourier, devient une somme d’ondes planes dont la cohérence est brisée par les résonances de Poincaré, qui ne peuvent être décrites qu’en termes statistiques. Ici, la particule et sa trajectoire individuelle cessent d’être des objets élémentaires et ne sont qu’un cas particulier (modélisables par fonction de Dirac) dans un ensemble de particules dont l’évolution doit être décrite de manière probabiliste. Cette approche est supérieure à l’approche classique car les effets macroscopiques et thermodynamiques (notamment de changement d’état tel que le passage de l'état gazeux à l'état liquide) n’ont pas de sens au niveau de la particule élémentaire. En dehors des états d’équilibre (qui ont longtemps été l’objet unique de la science), les systèmes sont soumis à des brisures (création / destruction) de corrélation à caractère probabiliste. En conséquence, l’univers est indéterminé et doit être pensé à partir du possible ; notre conception usuelle d'un « réel intemporel » résulte en fait d’une confusion entre l’observation et l’abstraction mathématique de lois mécaniques fondées sur la description de trajectoire de particules.

Prigogine achève son ouvrage en évoquant les paradoxes majeurs de la science contemporaine, sur lesquels son approche théorique ouvre des perspectives nouvelles voire révolutionnaires :

la place de l’observateur dans la mécanique quantique pour la réduction de la fonction d’onde : dans la théorie de Bohr (interprétation de Copenhague), la mécanique quantique inclut, pour la réduction de la fonction d’onde, une observation sous forme d’interaction avec un instrument de mesure et nos sens. Einstein jugeait déraisonnable l’importance attribuée à la présence active de l’observateur, qui devenait responsable de l’actualisation des potentialités de la nature. Pour Prigogine, la présence de l’observateur importe peu car la réduction de la fonction d’onde résulte en fait de l’appareil de mesure, qui crée un « grand système de Poincaré » à symétrie temporelle brisée. Son hypothèse maintient le caractère probabiliste de la théorie quantique (qui est même accentué par les couplages de corrélation provoqués par les résonances de Poincaré) et supprime son anthropocentrisme.

la flèche du temps : Prigogine soutient (contre Stephen Hawking qui a « spatialisé » le temps en le dotant d’une dimension imaginaire) que le temps est orienté et que l’origine de la flèche du temps est cosmologique. Néanmoins, si le temps est universel, le flux du temps ne l’est pas et dépend de l’entropie du système. En conséquence, et ce indépendamment d’éventuels effets relativistes, le flux du temps dans un système est constamment modifié par les résonances de Poincaré, par la gravitation, par les phénomènes de catalyse, etc. Il existe une grande diversité d’échelles de temps cosmiques, géologiques ou biologiques et l’idée d’un temps universel moyen n’a pas de sens en raison de la grande hétérogénéité de l’univers.

la singularité initiale du big-bang : Prigogine considère que sa théorie, combinée à celle du « free lunch » (selon laquelle l’énergie totale de l’univers, composée d’une énergie de champ gravitationnel négative et d’une énergie de champ massif positive, est nulle), permet d’expliquer la possibilité d’un processus irréversible transformant le champ gravitationnel en matière, à partir d’une fluctuation initiale dans un pré-univers correspondant au vide quantique (qui est déjà caractérisé par les constantes universelles). La naissance de l’univers ne correspond plus à une singularité mais à une transition de phase (similaire à un changement d'état gazeux/liquide/solide). Le couplage entre le champ gravitationnel et le champ massif décrit un système de non-équilibre qui peut être assimilé à une résonance de Poincaré. Les univers apparaissent là où les amplitudes des champs sont les plus élevées. Le processus qui a conduit à la création de notre univers peut se répéter au sein d’un méta-univers composé d’un nombre indéfini d’univers individuels. Cette notion de méta-univers commence à se généraliser au sein de la communauté scientifique (Linde, Rees, Smolin, etc.) [cf ma recension sur CL du livre « Le paysage cosmique » de Leonard Susskind]