Il ne faut pas maltraiter les animaux : Suivi de De la protection des animaux dans ses rapports avec l'histoire naturelle
de Antoine-Laurent-Apollinaire Fée

critiqué par Gregory mion, le 16 mai 2015
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Habiter avec l'animal.
S’il fallait s’étonner de quelque chose, ce serait certainement du fait que l’homme possède une raison et qu’il a pourtant été nécessaire d’inventer des lois pour protéger les animaux (cf. p. 30). C’est à la fois un signe de démence et de lucidité, parce que d’un côté cela prouve que l’intelligence humaine peut à tout moment se retourner contre elle, et d’un autre côté cela montre que la raison justifie d’une tendance à corriger ce qui a pu être corrompu. Puisque l’homme est si partagé dans ses actions, tantôt enclin à nier son humanité, tantôt poussé par de sincères marques de sympathie, on peut tour à tour se montrer optimiste ou pessimiste quant à sa nature, et c’est de cette oscillation tout à fait classique qu’Antoine Laurent Apollinaire Fée part dans son article « Il ne faut pas maltraiter les animaux », publié en 1855 dans le Bulletin de la société protectrice des animaux (puis, dans un mouvement argumentatif analogue, le propos est ensuite complété dans la même revue, en 1857, par un article intitulé « De la protection due aux animaux dans ses rapports avec l’histoire naturelle »). Le présent volume rassemble les deux articles et offre ainsi au lecteur une pensée non seulement impliquée, mais aussi rafraîchissante compte tenu de ses tournures. En effet, bien que les mots d’Antoine Fée soient portés par une tradition philosophique que l’on pourrait identifier dans la morale de Kant pour tout ce qui concerne la notion de respect au sens large, ils se démarquent cependant par une expression de louable simplicité, comme les mots qu’un père adresserait à un enfant turbulent, ce qui n’enlève rien à la profondeur de la discussion conduite. D’ailleurs toute la question est de se demander pourquoi les hommes tuent les animaux, ce qui ne manque pas de gravité. Trois réponses sont avancées : nous tuons les animaux par légitime défense, nous les tuons par souci de nous alimenter, et quelquefois nous les tuons pour nous procurer des émotions fortes (cf. p. 56). Les deux premières réponses apparaissent recevables, toutefois c’est dans la troisième que l’on repère un élément de corruption morale.

L’étonnement que l’on mentionnait au début peut donc s’amplifier : il est stupéfiant que nous puissions tuer un animal pour le gain d’une émotion, or de quelle émotion faut-il ici parler sinon du sentiment de toute-puissance ? Ceci n’est pas sans nous rappeler qu’Adam Smith s’étonnait que l’homme puisse être la seule créature disposée à échanger ses proies, comme si dans le système de cohérence des échanges humains gisait déjà l’empreinte d’une double perversion, c’est-à-dire une conscience d’être au sommet de la pyramide du vivant et de pouvoir nous octroyer des droits sur ce qui nous est inférieur, ainsi qu’un désir de générer du capital sur tout ce que nous aurons pu mettre à notre merci. Mais dans le cas d’une émotion consécutive au meurtre gratuit d’un animal, le gain a souvent valeur de symbolique, et le détachement dont certains font preuve en appuyant sur une gâchette n’a d’égal que l’aveuglement de celui qui manipule des chiffres et participe à la course de la rationalité économique, à ceci près que les premiers se construisent une émotion tandis que le second s’en affranchit. Le fait de donner la mort peut évidemment être grisant pour quelques-uns, alors même que le calcul inhérent à toute entreprise financière oblige à une présence d’esprit soutenue, si bien que l’émotion ne viendra que plus tard (quoiqu’elle demeure hypothétique), lorsque les chiffres tomberont et que nos investissements auront porté leurs fruits, probablement sur le dos de plusieurs autres. On pourrait mentionner l’excitation des traders comme objection, mais ne sont-ils pas directement des « tueurs » dans la façon qu’ils ont d’établir des transactions, remuant les masses comme un dieu de l’Olympe ferait passer sa main à travers les nuages et sèmerait la mort dans telle ou telle Cité ? Le trader n’a pas de fin, à l’instar de l’homme qui tue pour s’émouvoir. Ces individus-là n’ont qu’une passion des moyens ; ils se divertissent en multipliant les techniques et de la sorte n’ont que peu de souci des conséquences (cf. pp. 13 et 54). L’animal est mort ? Une usine a fermé ses portes ? Cela n’est guère préoccupant car ce qui compte, pour eux, c’est que l’animal ait été tué par un nouveau fusil, et l’usine condamnée par de nouveaux algorithmes. Le tireur et le trader rentreront chez eux contents. Ils recommenceront, ils redonderont, ils instrumentaliseront leur raison jusqu’au paroxysme, finissant par oublier le « pourquoi », n’étant attirés que par le « comment ». Ce sont les profils de ceux qui ont pu rétorquer à Primo Levi que le camp de concentration n’admettait pas de « pourquoi ». L’existence de ces hommes est ce qui nous a contraints à formuler des lois et à nous remettre en mémoire quelques devoirs qui incombent à l’humanité.

Par suite, l’idée de meurtre symbolique des animaux culmine dans la coutume de l’adolescent qui, tuant son premier animal, peut enfin devenir un homme (cf. p. 12). Ce rituel a été parfaitement décrit par David Vann dans son dernier roman Goat Mountain. Par conséquent, la transmission de la mort relève paradoxalement d’une entrée dans la carrière de la vie. Cela n’a aucune commune mesure avec le jeune animal qui doit apprendre à chasser pour continuer à vivre. Dans le contexte strictement humain d’une chasse rituelle, l’animal est abattu pour ériger son assassin, pour le confirmer sur le piédestal des hommes forts. Certes l’animal pourra être mangé, mais qu’a-t-on besoin, en certaines occasions, de forcer l’enfant-tueur à ouvrir le ventre de l’animal et à lui faire manger un cœur ou un foie qui palpite encore de sa pénible agonie ? C’est cet aspect-là que David Vann met en lumière dans son roman, à savoir le caractère extensible du rituel, la manière dont ce dernier dégénère parce que la mise à mort de l’animal est toujours susceptible de réveiller la démesure de ceux qui corroborent sa nécessité par tous les moyens. Conscient de ces dérives, Antoine Fée ne peut que faire écho à la célèbre phrase de Plaute (« homo homini lupus », p. 31), argument d’autorité quand les mots viennent à nous faire défaut au contact de l’abjection. Pour reprendre la terminologie d’Épicure sur le désir et pour illustrer la cruauté de l’homme envers les animaux, on ne peut du reste qu’abonder dans le pessimisme quand on voit à quel point l’homme ne sait pas distinguer entre désirs vains et désirs naturels, les premiers étant des désirs contre-nature (par exemple désirer tuer pour se rendre plus fort), les seconds étant des désirs liés à nos seuls besoins vitaux et devant nous inciter à la modération (ne tuer un animal que pour nous alimenter et n’en pas tuer d’autre tant que nous aurons de quoi subsister). L’auteur nous soumet à cet égard une attitude de sagesse comparable : « Plus intelligents qu’eux [les animaux], nous leur devons protection, et, si nous sommes dans la nécessité de vivre de leur chair, faisons-les passer sans souffrance de la vie à la mort » (p. 24). Il aurait pu ajouter que le passage de vie à mort ne doit pas non plus se compliquer de cérémonies fallacieuses et peu révélatrices de notre intelligence. En ce sens, quel dieu aurait pu exiger une hécatombe ? Fée rappelle d’ailleurs à juste titre que le « Croissez et multipliez » de Dieu était destiné à tous les êtres vivants, aux hommes comme aux animaux, aux hommes comme aux plantes (cf. p. 33).

Ce sera donc faire réellement preuve de raison que de nous comporter dignement envers les animaux, car il en va de leur respect comme du nôtre, et nous dirons dans cette perspective que l’homme qui maltraite son chien ne se respecte pas lui-même. L’homme étant une créature raisonnable, c’est cela même qui le rend responsable de ses relations avec la nature. Il s’ensuit que c’est être raisonnable que de critiquer les pratiques du steeple-chase et de la vivisection (cf. pp. 14-6). Qu’allons-nous prendre un cheval et lui faire excéder les pouvoirs de sa nature en le soumettant au saut d’obstacles ? Qu’allons-nous trancher dans le vif d’une chair en sachant que l’animal ne peut s’évanouir et qu’il mourra ainsi dans ses douleurs ? C’est là ignorer notre raison ou faire le mal volontairement, car personne ne pourra affirmer que le cavalier professionnel ou le scientifique ne sont pas au courant de ces savoirs types. On devrait plutôt y voir une exploitation de la vulnérabilité des animaux, si bien mise en scène, en outre, par le cinéma de Michael Haneke, un cinéma dans lequel l’animal-qui-meurt est matérialisation de toute la faiblesse humaine (l’enfant, l’immigré, la femme, le sans emploi, etc.). En fin de compte, nous devons nous efforcer de mieux faire habiter l’animal, et, pour ce faire, il faudra persévérer dans un réinvestissement du mot « humanité », en comprenant bien toute son extension (cf. pp. 37-8). En tant que professionnel des sciences naturelles, Antoine Fée suggère que les merveilles de la nature sauront nous rendre clairvoyants (cf. p. 44). En nous révélant de la beauté jusque dans l’infiniment petit, l’histoire naturelle a pu étendre nos perceptions, et le mal que l’on faisait plus spontanément à un insecte en comparaison d’un animal plus gros a pu en principe s’atténuer, voire cesser totalement. Toutefois la science n’a pas encore mis l’ordre escompté dans nos perceptions, et l’on suppose que c’est quelque chose comme un acharnement moral qui parviendra à nous procurer des perceptions droites vis-à-vis de nos expériences avec les animaux.