Des heures froides
de Marcel Migozzi

critiqué par Eric Eliès, le 12 avril 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie lucide et grave qui affronte la réalité du deuil en violent face-à-face avec la mort
Composé de quatre parties distinctes ayant déjà fait l’objet de publications partielles en revue, et complété d’une remarquable postface par Jean-Claude Villain (poète et ami de Marcel Migozzi), ce recueil évoque, sans aucun pathos et avec une très grande lucidité, l’épreuve du deuil des êtres chers, de la lente agonie de celui qui s’en va à la douleur de celui qui reste, dont les souvenirs ne suffisent pas à combler le vide et le silence creusés par la perte. Les dizains de la 1ère partie, qui tous s’achèvent par ce même mot : «perdu », montrent l’effacement progressif de la présence de celle ou de celui qui vient de mourir. La vie reflue des objets du quotidien, qui restent hantés de souvenirs mais ne serviront plus.

Un vieux ruban doré sur la boîte à chaussures / Vieilles photos. Vrac de visages / (…) / Le miroir déposé hors des visages. Vide / Le compotier rose de hier / Aux quelques fruits comptés et rares

Rien qu’un chausse-pieds. Jadis / Vivant de talons jeunes sous des corps. / Comment il a usé sa brillance / Mystère. Quand la vie se retire de la matière / Il faut renoncer au comment


Dans l’appartement déserté, dont on s’apprête à tourner la clef pour la dernière fois, les penderies vides, les contours des meubles imprimés sur les murs par des décennies d’habitudes attestent une présence (en même temps qu’ils semblent ouvrir dans les murs des portes donnant chez les morts) mais la terre va engloutir celui qui, il y a encore quelques jours, vivait là et dont le corps vient d’être emporté.

Temps de goudron. Près du portail / Le fourgon noir s’immobilise / (…) / Au ralenti. Les premiers pas / D’une famille moins un corps / Vers le perdu.


L’image, belle et solennelle, est bien celle d’un engloutissement, d’une lente marée inexorable de la terre qui envahit peu à peu le monde des vivants et le submerge :

De son deuxième qui donnait sur un jardin / La terre est jusqu’à lui / Montée.


Les autres parties, dédiées à un ami (Jeannot, dont on pressent qu’il est celui dont on déplore la perte), décrivent, presque factuellement, l’agonie de l’homme malade qui dépérit dans un hôpital de banlieue. Sans mot inutile ni sensiblerie mièvre, avec cette économie de moyens qui caractérise son écriture poétique, Marcel Migozzi dit le passage du temps, la déliquescence des chairs, la hantise de la maladie, la chambre numérotée et le jardin d’hôpital offrant « un repos de mauvais silence », les gestes des infirmières penchées sur les tuyaux et un corps devenant de plus en plus inerte qui semble, avec la perte d’autonomie, régresser vers l’enfance :

On lui attache les bras comme à un adulte / Redevenu enfant / L’alcool dans le sang en plus / « Allez Allez » dit l’aide-soignante avec / Dans la main la couche blanche / Et rose pour la nuit


L’écriture est extrêmement précise et acérée, comme si le scalpel avait remplacé le stylo pour trancher et transpercer le voile pudique que les convenances sociales et les religions ont jeté sur la béance de la mort qui clôt toute vie, à la fois effroyable banalité et mystère insondable :

Le crématorium est à la sortie du village après le feu rouge / Pour les témoins il y a des bancs / Sous des lauriers-roses bien entretenus.

Puis l’air tremble sur le toit / Voici l’urne / Ca ?


La puissance d’impact de cette poésie exigeante et sincère, dénuée de toute mièvrerie, aux vers parfois presque lapidaires, est d’une extrême densité et empreinte d’une certaine lucidité cruelle tant les textes soulignent la décrépitude du corps comme une chose périssable…


Dans la chambre numérotée
Le miroir seul, de plus en plus.
Le visage se dénonce
A lui-même suspect.

Déjà les os crèvent les yeux.
Sous l’absence des cheveux, la vie ultime.
Langue blanche, la bouche
S’est rendue sans un mot, hiberne.

Demain monte à travers l’usure.


Les heures froides sont un peu le contrepoint et la prolongation de l'heure qui chasse (titre d’un autre recueil de Marcel Migozzi, dont j’ai fait un commentaire de lecture sur CL), dont l’homme est le gibier...

La poésie de Marcel Migozzi atteint dans ce recueil à une forme de plénitude qui peut se comparer aux œuvres des grands poètes contemporains qui, sans lyrisme affecté, ont cherché à porter l'éclat du langage au-delà du cercle de nos vies et à se confronter aux ombres de la mort. Comme l'écrit Jean-Claude Villain dans son après-lire : " Il n'est pas de vrai poète qui ne cherche, puis assume, toute sa lucidité, c'est-à-dire, de part en part, son transpercement par la plus crue des lumières. En cela les mots ne sont pas masques des choses mais les outils les plus affûtés pour parvenir à la plus exacte révélation. A commencer par les choses les plus intimes. (...) C'est en dernier ressort la sincérité de cette quête qui fonde la valeur de l'œuvre "