Pour les yeux de Julie de Georges Picard

Pour les yeux de Julie de Georges Picard

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 7 février 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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un roman gentiment déjanté truffé de mots d'esprit et de piques assassines

Ce roman, qui met en scène des personnages étonnants, ressemble à l’exercice littéraire d’un moraliste moderne qui se moquerait, avec esprit et beaucoup d’humour caustique (mais plus facétieux que méchant), des mœurs et des coteries contemporaines. L’humour est omniprésent et joue sur une grande variété de registres, allant du comique de situations absurdes au rire un peu potache (notamment avec la députée qui demande au héros de lui faire la lecture des passages les plus obscènes de Sade), en passant par les jeux de mots (l’auteur utilise fréquemment le double sens des homonymes et les interprétations littérales d’expressions usitées) et les quiproquos, en emmêlant les registres littéraires et les comparaisons incongrues…

Les milieux culturel (littéraire, artistique et universitaire) et politique (justice, élus, etc.) constituent les cibles privilégiées des piques de l’auteur, qui brosse un portrait cynique et décapant de l’époque à travers une galerie de personnages décalés : un juge réincarnation de Satan qui mâchonne ses cravates en soie et fait chanter des hommes politiques via une fondation caritative, des politiciens frappadingues (un chef de parti sous l’influence d’un gourou, une députée nymphomane qui veut qu’on lui suce les doigts de pied, etc.), une actrice obnubilée par son César et qui ne s’en sépare jamais même dans son bain, un ange alcoolique qui utilise une espionne (à l’oreille hypertrophiée à force d’écouter aux portes) pour éliminer Satan grâce à des fourchettes bénies, une mère maquerelle consciencieuse et veuve éplorée de son mari truand tué par la chute d'un vaisselier, une prostituée sénégalaise à l'accent batave qui étudie brillamment la cryptographie à la Sorbonne et se trouve être la fille cachée du juge et la parfaite sosie, à la couleur de peau près, de Julie, une belle et jeune bourgeoise amatrice de films muets et d'art contemporain, qui se refuse à son amant tant que celui-ci ne sera pas parvenu à la surprendre. Sans oublier Henryck, le gardien d’immeuble promu gardien de phare sur un malentendu télévisuel, un prêtre prolétarien bodybuildé qui officie à Rome, Irma la voyante incapable de prédire la banalité par amour des belles histoires qui se terminent mal, Dolly la chienne douée de parole et Buck, un Irlandais (alcoolique comme il se doit) et ancien amant de Julie, que celle-ci croyait disparu dans un incendie malencontreusement provoqué par Stéphane Leduc [surnommé Choiseul], le héros picaresque du roman, qui est un jeune RMIste tombé amoureux fou de Julie et qui s’est mis au service du juge Gus de la Villardière, dont il est devenu l'homme de main pour subvenir aux besoins de sa dulcinée…

Le roman, écrit avec une grande vivacité de style, est court et se lit très rapidement. L’auteur, qui a le sens de la formule et du détournement littéraire (pastichant allègrement le mélodrame, le roman policier, etc.), a le bon goût de multiplier les rebondissements et les apartés à destination du lecteur ou des personnages du roman, qui sont parfois directement pris à parti ou invectivés par l’auteur…. Je vous en livre ci-dessous quelques-uns, représentatifs du style de l'auteur :



Dans un conte moderne, il ne faut jamais murer, de façon définitive, la perspective d'une bonne crapulerie, sauf à se faire taxer d'hypocrisie. Comme notre époque est sophistiquée ! Elle donne le choix de la condamnation : si vous ne tombez pas pour atteinte à la dignité d'une race, d'un sexe ou d'une corporation, votre tête roulera dans le panier au motif que vous voulez ressusciter je ne sais quel ordre moral.

Henrik est le gardien de l'immeuble de Choiseul, un homme fait de tous les hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n'importe quel homme. En somme, un cousin de Sartre, mais plus doué pour sortir la poubelle collective sans casser la porte.

Jadis, Gus de la Villardière aurait fait un chasseur de primes redoutable dans les plaines du Far West. Aujourd'hui, à Paris Ile de France, il se contentait de tirer le Code plus vite que ses confrères. En entendant prononcer son nom, les hommes politiques ne pouvaient s'empêcher de retenir un frisson. Même les politiciens honnêtes (qui constituent 99,9% de la profession, et n'en parlons plus) s'angoissaient à propos de vétilles qui, tombées entre les mains du juge d'instruction, pouvaient devenir des crimes d'Etat. Leur mauvaise conscience fonctionnait comme une pompe merveilleusement productive au bénéfice de la Fondation Gus de la Villardière, dont personne n'avait encore pris la mesure.

L'amour n'est pas un enfant de bohême, comme a essayé de nous le faire croire une tradition qui trouve ses sources dans les maisons closes du Paris préhaussmannien. L'amour n'est pas non plus un gosse de riche conduisant sans permis la Jaguar de papa. Ainsi pourrait-on décliner interminablement l'ensemble vide des identités de l'amour, comme je ne sais plus quel ontologiste s'amusa à le faire au sujet de Celui dont il n'y a rien à dire, ce qui n'empêche pas les bavards d'en parler plusieurs fois par jour dans les églises, les temples, les synagogues et les mosquées. Au fond, une relative unanimité (si ce centaure existe) pourrait s'établir autour du fait que l'amour est surtout un sujet de conversation.

L'homme, cette quadrature du cercle compliquée de conscience et de cors aux pieds... Julie se demanda si Freud avait bien fait de laisser ses disciples en liberté, ils se répandent partout, pissent sur les pelouses et écrivent des livres insanes. A ces mots, le psy lui dressa un procès-verbal pour refus du pénis, un délit qui va chercher dans les mille francs la demi-heure.

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