Tu seras un raté, mon fils ! : Churchill et son père
de Frédéric Ferney

critiqué par Débézed, le 1 janvier 2015
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
La naissance d'un mythe
Ce livre n’est pas, comme on pourrait le croire a priori, une biographie de Winston Churchill, c’est un récit qui cherche à démontrer comment un descendant raté d’une grande famille aristocratique britannique est devenu le sauveur d’Albion, comment le fils incapable de Lord Randolph Churchill, descendant des Ducs de Marlborough, est devenu une légende, le « Vieux Lion », le pire ennemi d’Adolf Hitler. L’auteur est très clair sur ses intentions et prend soin d’informer le lecteur : « si j’avais tout lu, je n’aurais rien su et rien écrit ; je n’aurais pas osé empiéter sur sa légende et marcher dans son rêve. Je n’excuse pas sa violence ni tous les coups tordus qu’on lui prête. Je ne le défends pas, il est indéfendable ; je l’écoute, je m’efforce d’entrer dans son âme. Je ne suis pas son avocat, je suis son scribe ».

Ce texte montre comment Hitler a fabriqué le héros légendaire qui, sans cette guerre providentielle, serait probablement resté un raté bourré de complexes et de frustration, « un raté mondain comme le lui prédisait son père », en réveillant en lui le monstre qui somnolait depuis sa prime jeunesse. Enfant mal aimé par une mère peu attentive et très volage – qui pourtant essaie toujours de le faire pistonner par ses relations galantes - et un père sévère et toujours absent, il ne travaille pas à l’école où il excelle dans ce qui l’intéresse et méprise tout ce qui ne l’intéresse pas. Il voyage, écrit, fait la guerre en espérant se couvrir de gloire, il veut devenir célèbre pour faire de la politique mais surtout pour prouver à son père qu’il n’est pas le raté qu’il prétend avoir engendré. La guerre lui a beaucoup appris, il a compris les grands enjeux du siècle qui commence, il est un visionnaire, il écrit : « Les guerres des rois jadis étaient cruelles et magnifiques ; les guerres des peuples seront plus cruelles encore, et sordides ». Goujat, hâbleur, iconoclaste, c’est un arriviste, un opportuniste, il cherche la moindre parcelle de gloire pour construire sa vie publique. « Ses numéros de briseurs d’assiette, ses provocations et ses enfantillages traduisent un besoin éperdu d’exister qu’il satisfait sans modération ».

Les héritiers de Braudel verront dans ce texte la preuve qu’un héros comme Churchill n’est pas né de rien, qu’il n’a pas surgi au bon moment du fond d’un abîme quelconque, qu’il est le fruit de tout ce que la civilisation anglaise a accumulé depuis des siècles pour vivre, se développer et rayonner sur une île pas toujours très accueillante. Mais force est de constater que, même si on adhère à ce point de vue, il faut bien reconnaître que le « Vieux Lion » a apporté un supplément d’âme, de détermination, de combativité à la fonction qui lui a été confiée et qu’il s’est imposée comme une mission divine. Ce récit montre aussi que la petite histoire, celle des individus, peut parfois tutoyer, bousculer, la grande, celle des peuples.

Il fallait tout le talent de conteur de l’auteur pour faire vivre ce personnage hors normes, hors dimensions, « Un dévoreur inassouvi, jamais rassasié. Un fumeur, un buveur, un joueur. Un lutteur maniaco-dépressif. Un politicien intuitif, impétueux et roué mais rétif aux courbes et aux chiffres. Un alcoolique mondain. Un travailleur infatigable. » Et le transformer en un héros légendaire sans jamais sombrer dans une quelconque complaisance, sans écouter les sirènes ou les détracteurs, seulement en le regardant vivre l’énorme complexe qu’il a toujours éprouvé à l’endroit de son père et transcender ses angoisses, « son chien noir » à travers l’action : sous les balles qui ne l’ont jamais inquiété, dans les débats politiques qu’il affectionnait. Winston Churchill a trouvé en Hitler le démon extérieur qu’il fallait détruire pour démolir ses démons intimes, devenir un digne fils de Lord Randolph Spencer-Churchill et enfin tuer le père en le surpassant.

« Randolph croyait en son destin – Winston aussi -, il n’avait pas le sens de l’histoire – Winston si ! »