Le travail sans qualités : Les conséquences humaines de la flexibilité de Richard Sennett

Le travail sans qualités : Les conséquences humaines de la flexibilité de Richard Sennett
(The corrosion of character : the personal consequences of work in the new capitalism)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Mr.Smith, le 26 novembre 2014 (Bruxelles, Inscrit le 10 avril 2010, 40 ans)
La note : 8 étoiles
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Homo ironicus

         L'œuvre de Richard Sennett, que je ne connaissais pas, est déjà conséquente. L'expérience accumulée au travers de ses multiples essais – dont le thème général s'articule autour de la sociologie du travail – se manifeste dans le rythme didactique avec lequel le discours est mené. La lecture fluide du propos pénètre dans la complexité floue du monde du labeur sans que le lecteur ne s'en rende compte. Il ne peut y avoir à l'œuvre que des procédés éprouvés. Vu de haut, la structure se divise en trois partie, la séparation – arbitraire – que j'en fais étant rythmique plutôt qu'intellectuelle.

         La première s'attarde sur plusieurs portions de vies humaines en proie à la peur mouvante et indéfinissable du quotidien du travail. Rico, fils d'immigré italien, informaticien, qui a déménagé trois fois en dix ans à la suite d'opportunités et de restructurations diverses. Il se refuse à se poser en victime, malgré une emprise incertaine sur son avenir;
Rose, gérante d'un café New-yorkais ayant ses habitués, mais qui à 50 ans, se lance dans le monde vaporeux de la pub;
Une boulangerie de Boston, dans laquelle les employés ne s'y connaissent pas plus en farine ou en pain que vous et moi ; ils se contentent d'appuyer sur des boutons, et sont démunis devant l'abstraction de la machine.

         Tous apprennent à leurs dépends qu'au-delà des désagréments ennuyeux des absurdes « dégraissages », renvois et mutations, une fissure indéfinissable se glisse insidieusement dans une vie de ce nouveau travail. Cette fissure, c'est celle de l'essence, du récit d'une vie, de l'identité.

         Ainsi, les contours flous du management moderne se veulent changeants. La tâche qui importe est celle qui est en cours. La carrière neo-capitaliste est un assemblage de moments sans lien, qui peinent à construire une conception du moi, qui ne proposent aucune cohérence, aucune histoire. Ces moments esseulés ne sont la responsabilité de personne. Ils sont décidés en équipe, supervisés par un manager auquel n'incombe plus aucune responsabilité, sinon celles d'écouter et d'orienter. Nul n'est responsable, si ce n'est le système. Le monstre anonyme. C'est au milieu de ces vapeurs délétères et incertaines qu'apparaît une nouvelle forme de l'homme :

         « Ce jeu de pouvoir sans autorité engendre en fait un nouveau type de caractère. À l'homme entreprenant, se substitue l'homme ironique. L'ironie, écrit Richard Rorry, est l'état d'esprit dans lequel les gens "ne sont jamais tout à fait capables de se prendre au sérieux, parce qu'ils sont toujours conscients que les termes dans lesquels ils se décrivent sont sujet au changement, toujours conscients de la contingence et de la fragilité de leurs vocabulaires finaux et donc de leur moi" [...] Pas davantage l'ironie n'incite les gens à défier le pouvoir; ce sentiment du moi, assure-t-il ne vous rend pas "plus capable de maîtriser les forces qui sont mobilisées contre vous" [...] De la conviction que rien n'est immuable, on passe à "je ne suis pas tout à fait réel, mes besoins n'ont point de substance" ».

         Cette constatation éclairante est le résultat de la partie la plus fournie et la plus ardue de l'essai, la deuxième. Elle retrace la pensée historique de la construction d'un moi cohérent à travers le labeur, le travail, la reconnaissance. Max Weber, vision acharnée ; Lippman, entrepreneur inlassable ; Pic de la Mirandole, audace et vision. Ces notions plus académiques ne sont jamais présentées comme ci-dessus, sous forme d'énumération, mais après avoir été définies, font des retours fréquents et servent de liens logiques de la pensée de Sennett, qui procède par boucle, renforçant la cohérence de son analyse de manière exemplaire.

         Ce deuxième mouvement est plus mou, moins percutant que les exemples qui ouvrent le livre. Les références historiques y sont nombreuses, et elles se mélangent et se heurtent incessamment aux récits de vie, les teintent et les rehaussent dans un fouillis dont se dégage doucement une vérité.

         C'est l'objet du troisième temps, beaucoup plus court et saisissant que les deux autres, qui s'empare de la matière digérée et en extrait la forme finale, finalement plutôt simple :

         L'érosion de la communauté, du « nous », propre au néocapitalisme, corrode le caractère individuel.

         « Mais la honte de la dépendance a une conséquence pratique. Elle érode la confiance et l'engagement mutuels, et l'absence de ces liens sociaux menace le fonctionnement de toute entreprise collective. [...] Si la solidarité est si faible chez les boulangers de Boston, c'est, entre autres raisons, qu'ils sont démunis quand les machines sont en panne. Les boulangers ne pensent pas pouvoir compter les uns sur les autres en cas de crise, et ils ont raison. Personne ne comprend les machines ; les gens vont et viennent au gré des horaires flexibles ; ils ont d'autres tâches et d'autres responsabilités. Plutôt que de méfiance mutuelle, il font parler de confiance absente. Rien ne saurait la fonder. »

         La cohérence d'une vie, le sens d'un travail sont tributaires de la reconnaissance des siens :

         « L'idée levinasienne [Emmanuel Levinas] de responsabilité et de constance à soi a été à son tour élaborée par Paul Ricoeur en ces termes : "Parce que quelqu'un compte sur moi, je suis comptable de mes actions devant un autre". Si erratique que soit sa vie, il importe que sa parole soit toujours fiable. Mais Ricoeur prétend que nous ne pouvons être à la hauteur de cette norme qu'en imaginant constamment qu'il y a un témoin de tout ce que nous faisons et disons et que, de surcroît, ce témoin n'est pas un observateur passif, mais quelqu'un qui compte sur nous. Pour être fiable, il nous faut nous sentir nécessaire ; et pour que nous nous sentions nécessaire, cet Autre doit être dans le besoin. »[...] "Qui a besoin de moi ?" est une question de la personnalité à laquelle le capitalisme moderne lance un défi radical. [Alors que] le système répand l'indifférence. »


         Cet ouvrage, comme souvent les ouvrages qui se réclament de la sociologie, remet des clefs, celles qui décodent cette réalité molle du travail flexible, dans laquelle je suis moi-même embourbé. Il m'explique à moi-même, et j'en hérite une vision épurée et limpide de ma lassitude.

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Les éditions

  • Le travail sans qualités [Texte imprimé], les conséquences humaines de la flexibilité Richard Sennett trad. de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat
    de Sennett, Richard Dauzat, Pierre-Emmanuel (Traducteur)
    10-18 / Fait et cause
    ISBN : 9782264038869 ; 11,68 € ; 08/01/2004 ; 210 p. ; Poche
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