Laissez parler les pierres de David Machado

Laissez parler les pierres de David Machado
(Deixem falar as pedras)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Ellane92, le 14 octobre 2014 (Boulogne-Billancourt, Inscrite le 26 avril 2012, 48 ans)
La note : 8 étoiles
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l'histoire et la vérité

Valdemar a 14 ans. Au lycée comme dans sa famille, il est considéré comme un enfant rebelle et difficile, excepté par la belle Alice, sa voisine du cinquième et complice de toujours dont il est secrètement amoureux. Il faut dire que Valdemar, le plus souvent secondé par Alice, a des activités assez particulières pour un enfant de son âge ; par exemple, tous les jours, il épluche les journaux, rubrique "nécrologie", en attendant l'annonce de la mort d'un certain Amadeu Castelo.
Pour savoir ce qui le pousse à rechercher dans les quotidiens l'annonce de la mort de cet homme, il faut revenir dans le temps. Huit ans plus tôt, dans le village de Lagares, le plancher d'une maison s'est effondré ; dans cette maison vivait le grand-père de Valdemar, Nicolau Manuel. Cet homme dont il ne reste pas grand-chose, qui est sourd, à qui il manque des doigts, qui est couturé de cicatrices sur tout le corps, vient habiter à Lisbonne, invité par son fils et sa bru. En échange du gite et du couvert, Nicolau est sollicité pour surveiller son petit-fils Valdemar quand il rentre de l'école. Même si les premiers moments ne sont pas faciles, le grand-père n'ayant pas une fibre sentimentale très développée, grand-père et petit-fils vont trouver un terrain d'entente : Nicolau va raconter son histoire à Valdemar, le faire dépositaire de sa vie et lui conter la vérité, lui qui a passé sa vie à souffrir pour des mensonges qu'on a racontés sur lui. Cinquante ans plus tôt, dans le village de Ligares, Nicolau Manuel est le plus heureux des hommes : le lendemain, il va se marier avec son amour d'enfance, la belle Graça dos Penedo, aujourd'hui, Graça Castelo. Il fait le dernier essayage de son costume, commandé à un tailleur qui commence à être connu, un certain Amadeu Castelo. Mais au lieu de la noce attendue, il est arrêté à l'aube sur dénonciation, emmené dans le camp de Tarrafal en tant que dissident politique, et torturé pour lui faire avouer… il ne sait quoi. Et c'est là le début de longues années de fuites et de détention, de torture et de désespoir, de mensonges et de dénonciation, et d'amour pour la belle Graça.
Mais Valdemar, dépositaire de l'histoire de son grand-père, est bien décidé à se/le venger !


Dans Laissez parler les pierres, David Machado alterne la vie racontée de et par Valdemar à l'époque actuelle, dans la grande ville de Lisbonne, et les histoires du grand-père, cinquante ans plus tôt, du temps de la dictature portugaise. C'est le récit à la fois cru et pudique de la vie de Nicolau, qui a tout perdu, avant tout et surtout la femme qu'il aimait, balloté par les évènements qui ont agité le Portugal dans les années 60, entre la révolution qui se préparait et la dictature de Salazar, avec ses arrestations abusives et ses traitements inhumains des prisonniers.
Il y a un passage d'histoire, d'expérience et de sentiments entre Nicolau et Valdemar : au fur et à mesure que Nicolau se vide de ses souvenirs, jusqu'à passer ses journées vautré devant la télé à regarder des telenovelas sans parler à personne, Valdemar se remplit de colère, de l'injustice, de la nécessité de la vengeance de son grand-père. Mais cette vie massacrée, quelle en est la cause ? Est-ce la faute à pas de chance ? Vient-elle d'une dénonciation fortuite, pour amener sur un autre les yeux de la belle Graça, qui s'est consolée dans les bras du tailleur qui confectionnait le costume de mariage de son promis ? Valdemar, lui, en écoutant son grand-père, est convaincu de la culpabilité du tailleur, et est bien décidé à se venger.
Mais au-delà de la trame principale, qui souffre parfois de quelques longueurs ou d'effets d'annonce superflus, ce qui fait la vraie force de ce roman, ce sont les idées sous-jacentes autour de la mémoire et du souvenir. L’importance des souvenirs est évoquée en filigrane tout au long du roman, dans des contextes divers et variés comme le devoir de mémoire, la transmission intergénérationnelle, la position et le rôle de chaque individu dans son « système familial », mais aussi comme composante à part entière de ce qui fait de nous des êtres humains. Dans ce cadre, les relations entre les personnages sont complexes, et seront peu à peu démêlées, au fil du récit, où chacun prendra de l'épaisseur, y compris les personnages secondaires, comme le père de Valdemar.
Une autre ligne directrice très forte de ce roman tourne autour des notions de vérité et de réalité. Ce qui est ou qu’on croit réel est-il la même chose que ce qui est « vrai » ? Traités de façon plus subtile, le rôle de l’histoire et des mots en tant que vecteurs de réalité (ou de vérité ?), de mensonge, voire d’illusion , émaillent le récit. Si le lecteur n’a pas toutes les clés pour démêler le vrai du faux, le réel de l’illusoire, Valdemar lui, n’a pas la capacité ou le recul nécessaire pour se créer sa propre « histoire de Nicolau », et prend celle de son grand-père telle que.

Que faut-il pour écouter parler les pierres ? Un enfant, un grand-père, la tourmente d'un contexte social sur le point d'exploser, et beaucoup de talent dans l'écriture et le traitement de ce sujet difficile, pour en faire un roman difficile à lâcher, dont l’écriture pleine de force et de souffle nous entraine sans peine dans son récit dès les premières lignes, et nous permet de nous reconnaitre dans les personnages. La fin tient toutes ses promesses, fine et intelligente, et dont, je gage, le jeune Valdemar sortira un peu grandi.
Laissez parler les pierres est une belle découverte, et David Machado un auteur à suivre.


Les archives de Tarrafal sont désormais tombées dans le domaine public et seuls ceux qui n'ont pas voulu les consulter ignorent aujourd'hui ce qui s'y est passé.

Mais n'oubliez pas que tout était différent autrefois. Les temps étaient différents. Vous êtes jeune et vous ne pouvez certainement pas vous souvenir, mais à l'époque, l'air sentait le souffre. Personne ne pouvait ouvrir la bouche. C'était chacun pour soi et le diable pour tous.

Le mensonge n'est pas le pire ennemi de la vérité. C'est le doute qui l'est. Démontant les certitudes, y créant des ouvertures, il laisse de la place pour toutes sortes de vérités apparentes.

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