Dernier jour sur terre de David Vann

Dernier jour sur terre de David Vann
(Last day on earth)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone

Critiqué par Gregory mion, le 27 septembre 2014 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Un parcours ordinaire, une fin hors du commun.

David Vann propose ici une enquête sur Stephen Kazmierczak, auteur le 14 février 2008 d’une tuerie à la Northern Illinois University (NIU), causant la mort de cinq personnes et en blessant dix-huit autres. Quelques minutes après avoir ouvert le feu, Kazmierczak retourne l’arme contre lui : il se tire une balle dans la bouche. David Vann s’est intéressé à ce drame parce que, de son propre aveu, il aurait pu devenir un Stephen Kazmierczak. En effet, durant son enfance, l’écrivain a dû se conformer aux devoirs de plusieurs rites de passage lorsque son père et sa famille le conduisaient à la chasse au cerf. Pour un jeune Américain, il n’est pas incongru de s’éduquer en dehors de l’école en manipulant des armes de gros calibre. Chez les Vann, la chasse tient une place prépondérante et le tout jeune David fait l’expérience d’une certaine cruauté, tant et si bien qu’il feindra souvent une cible imaginaire afin de tirer sur des animaux fantômes. L’enfance de Vann s’est d’ailleurs tellement constituée dans le sillage des armes à feu que son père a mis fin à ses jours en utilisant l’une d’elles. Vann avait alors treize ans et la question du suicide devait prendre pour lui une dimension tout à fait camusienne : le suicide était désormais posé comme la question essentielle et primordiale de toute pensée.
On sait que l’œuvre romanesque de David Vann a puisé dans ce fonds autobiographique. Ce cycle du suicide et des armes vient en outre de s’achever avec la parution de Goat Mountain, un livre qui clôture une tétralogie composée dans l’ordre chronologique de Sukkwan Island, Désolations et Impurs. Avec Dernier jour sur terre, Vann resserre les hypothèses de la fiction en les enchevêtrant à la réalité objective du destin tragique de Kazmierczak. Si la restitution des faits est plus ou moins neutre (on pourrait volontiers critiquer le fait que L’Antéchrist de Nietzsche soit perçu par Vann comme un ouvrage spécifiquement écrit pour rassurer la mentalité d’un tueur de masse), elle prend un aspect plus engagé dès lors que l’auteur confond certaines étapes du parcours de Kazmierczak avec le sien. Même si les deux hommes n’ont pas non plus un grand nombre de points communs, ils en ont suffisamment pour appuyer la thèse de départ, à savoir que la frontière entre la vie normale et la déchéance monstrueuse est ténue, surtout dans un pays où la place des armes à feu peut être assimilée à une tradition.
Il n’existe pas vraiment de cadre conceptuel pour distinguer a priori un tueur de masse. Dans l’absolu, on pourrait dire que la société américaine fabrique une infinité de tueurs en puissance. Ce n’est qu’une fois que les gens sont passés à l’acte que nous pouvons essayer de remonter le fil de la causalité et distinguer parmi l’ordinaire des symptômes particuliers, c’est-à-dire, en quelque sorte, des signes intérieurs de reconnaissance. Dans le cas de Kazmierczak, on sait qu’il était passionné par les massacres en milieu scolaire, ce qui en soi ne diffère pas réellement d’un mécanisme général de fascination pour l’horreur, sauf quand on est en mesure d’interroger cette passion du point de vue du monde intérieur de celui qui la nourrit. Par conséquent le problème s’éclaircit en même temps qu’il nous résiste : Kazmierczak avait plusieurs amis qui s’intéressaient à ces tueries scolaires, or il n’y a que lui qui a fini par rejoindre le camp des Eric Harris, Dylan Klebold (tuerie de Columbine), Cho Seung-hui (tuerie de Virginia Tech), Marc Lépine (tuerie de l'école Polytechnique à Montréal), etc. De Kazmierczak, nous savons encore qu’il était pharmaco-dépendant, que sa mère avait une propension pour les films d’épouvante, qu’il se jugeait très péjorativement, qu’il n’avait pas d’équilibre sexuel (cf. l’expérience zoophile précoce) et qu’il a tenté de se suicider à maintes reprises. Pourtant Stephen Kazmierczak était un bon élève, si bon en l’occurrence qu’il fut même chargé de recherches et tuteur pédagogique au département de sociologie de la NIU. Plusieurs professeurs voyaient en Kazmierczak un étudiant intellectuellement solide. C’est en fonction de cette posture du bon élève que David Vann trace une importante similitude entre lui et Kazmierczak. Il en trace une autre dans l’enfance, fondée sur le goût du jeu avec les armes – Kazmierczak a beaucoup joué avec divers calibres, tout comme Vann, qui a hérité de toutes les armes de son père après son suicide.
Mais David Vann s’en sort tandis que Stephen Kazmierczak s’enfonce dans une infatigable spirale de mauvaise graine. Il est impossible de comprendre une telle ligne de démarcation, sinon par l’intermédiaire d’une vision rétrospective. Au reste, la personnalité de Kazmierczak est sujette à caution parce qu’il n’a pas seulement été l’enfant ou l’homme d’un objectif meurtrier. Le processus décisionnel de la tuerie ne s’appuie sur aucune matière formellement identifiable, et c’est ce qui transparaît du texte de Vann en dépit de quelques suppositions peu ou prou recevables. C’est la raison pour laquelle Vann réserve une place considérable au témoignage des proches de Kazmierczak. Leur parole apporte un esprit de pondération qui évite de trop vite condamner ou trop vite spéculer. Le but n’est évidemment pas de pardonner Kazmierczak, mais il s’agit d’écrire en rassemblant un maximum de voix, y compris celle de Kazmierczak lorsqu’il s’exprime sur des courriels parfois très ordinaires, des messages somme toute indiscernables de la mêlée et dans lesquels affleurent même des représentations hyper-rationnelles. Au final on en revient à Camus, à son absurdité ontologique, à sa conception d’un monde qui suggère des beautés en pagaille mais au fond desquelles gisent des abominations.

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Les éditions

  • Dernier jour sur terre [Texte imprimé] David Vann traduit de l'américain par Laura Derajinski
    de Vann, David Derajinski, Laura (Traducteur)
    Gallmeister / Totem (Paris. 2010)
    ISBN : 9782351785447 ; 3,16 € ; 04/09/2014 ; 256 p. ; Broché
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