Le passé est un aquarium de José Emilio Pacheco

Le passé est un aquarium de José Emilio Pacheco
(Irás y no volverás)

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Septularisen, le 1 septembre 2014 (Luxembourg, Inscrit le 7 août 2004, 56 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 104ème position).
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«Et dans la mémoire les ruines font place à d’autres ruines.».

Le mois de janvier 2014 est sans doute à marquer d’une pierre noire pour la poésie Sud-Américaine, en effet, le 26 janvier, à peine douze jours après son grand ami Juan GELMAN (mort le 14 janvier 2014 et dont je parle ici : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/42220), ce fut au tour d’une autre grande voix de nous quitter, puisque disparaissait Juan Emilio PACHECO (1939-2014).

Si Emilio PACHECO a aussi écrit des romans, la poésie reste toutefois son pré carré. Sa poésie est résolument moderne et ancrée dans notre époque, bien que quelques clins d’œil sont glissés, ici et là, à ses illustres prédécesseurs (T.S. ELIOT, W.H. AUDEN…) ou ses contemporains Sud-Américains (Pablo NERUDA, Jorge Luis BORGES, Francisco « Paco » URONDO, Octavio PAZ…).

Il utilise un langage très personnel mais en même temps simple, clair, familier et du quotidien. Son écriture est très dépouillée (sans lyrisme ni ornements inutiles) très facile à lire et presque banale, mais arrive, malgré tout, à bien faire passer son message et mêmes quelques réflexions philosophiques. Il n’y a pas de virgules, très peu de points ou de majuscules, il faut parfois faire soi-même le lien entre les vers, car il y a des ellipses, et les idées de l’auteur (qui partent dans tous les sens…), ne se suivent pas toujours…
Certains de ses poèmes son très courts, parfois trois vers seulement, un peu comme des Haïkus japonais, d’autres sont précédés d’épigraphe, ou présentent une citation d’un grand auteur dans leur titre.

Les thèmes de prédilection de ses poèmes sont très simples et inspirés de la vie courante, citons notamment :
Le temps qui passe : (AUJOURD’HUI MÊME) : Regarde les choses qui s’en vont / Ne les oublie pas / Parce que tu ne / les reverras jamais
L’éphémère :(SUCCESSION) : Bien que le soleil renaisse / Les jours ne reviennent pas
L’humour (très souvent noir d’ailleurs…),
« Et chaque fois que tu commences un poème / tu réunis les morts »…
Les villes : (L’AUBE À MONTEVIDEO) : la nuit lentement se brise sur la lune / qui avance pleine d’éternité
Les animaux : (LE CRAPAUD) : … Le crapaud / beau à sa façon / voit tout / avec la sérénité / de celui qui se sait destiné au martyr
L’époque à laquelle on vit : (APOCALYPSE TÉLÉVISÉE) : Trompettes du jugement dernier / Interrompues / par un spot publicitaire
La beauté : (APPARITION) : Quand tu as ouvert la porte / ta nudité m’a aveuglé / Et on parle des stars de cinéma / des filles de Playboy
La mort : (A CELLE QUI MOURUT DANS LA MER) : Le temps qui détruit toutes choses / ne peut plus rien contre toi belle / jeune fille / Tu as maintenant à jamais vingt-deux ans / A jamais tu es poissons coraux mousse marine / vagues qui illuminent la terre entière
Et comme presque toujours chez les poètes Sud-Américains : la mémoire, mais toujours avec une connotation universelle : …"Contre le souvenir il n’existe pas de libération / Il s’efface en partie / et est archivé aux côtés de ses égaux / C’est quand on y pense le mois / qu’il ressurgit / avec l’envie de mordre"…

Enfin, s’il fallait une preuve que Emilio PACHECO, n’est pas dupe sur son métier, son statut, la célébrité, la poésie, voici encore quelques-uns de ses vers…

«LIVES OF THE POETS»

Dans la poésie il n’y a pas de dénouement heureux
Les poètes finissent
par vivre leur folie
Puis dépecés comme des animaux
(c’est ce qui arriva à Rubén Darío)
Ou bien on les lapide et ils finissent
par se jeter à la mer
ou avec des cristaux
de cyanure dans la bouche
Ou morts d’alcoolisme
de drogue de misère
Ou ce qui est pire
poètes officiels
amers occupants d’un sarcophage
appelé Œuvres complètes

En 2009, l’œuvre de José Emilio PACHECO avait été récompensée par le prix "Cervantès", le plus prestigieux de la littérature de langue espagnole.

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Vanité des choses et des êtres face au temps qui passe

10 étoiles

Critique de Eric Eliès (, Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans) - 10 mai 2018

La poésie de José Emilio Pacheco, poète mexicain né en 1939, véhicule une douleur lancinante. Comme le souligne Septularisen dans sa critique principale, elle témoigne du temps qui passe et détruit tout par lente érosion, et se moque, avec une sorte d’ironie amère qui donne voix aux êtres les plus humbles, des grandes prétentions humaines, qu’elles soient collectives ou individuelles. L’auteur évoque aussi bien les ruines de la civilisation aztèque que la guerre du Vietnam mais c’est surtout le rapport de l’homme à la nature, aux forces élémentaires du vivant, qui irrigue sa poésie. Quelques petits poèmes composent des portraits d’animaux, choisis soit parmi les plus humbles ou les plus méprisés (la limace, le crapaud, etc. présentés comme des victimes) pour leur rendre une sorte d’hommage, soit parmi les plus admirés (le paon, le lion, la chouette, etc.) pour souligner la vanité et la fausseté de nos valeurs.

Le crapaud

Il est par nature l’indésirable
Comme il persiste dans l’erreur
de sa viscosité palpitante
nous préférons l’écraser

Tragique impulsion humaine : détruire
de la même façon le semblable et le différent

Le crapaud
beau à sa façon
voit tout
avec la sérénité
de celui qui se sait destiné au martyr

Mais au-delà de ces courts poèmes en forme de vignettes, c’est notre rapport au monde et aux êtres (la terre, la mer, l’arbre, l’animal, etc.), vicié par utilitarisme mercantile, qui hante le recueil et distille une inquiétude omniprésente dans une atmosphère oppressante de mort et de catastrophe imminente :

Poisson

Pour le filet - pour le harpon - tu naquis
Pour les hameçons – les asphyxies – les poêles à frire
Au nom du profit nous polluons ta mer
A présent tu te fais justice - en nous empoisonnant

***

Idylle
(…)
Comme un glas lugubre pénétra / jusque dans le bois une odeur de mort / Les eaux se tachèrent de boue et de venin / Et les gardes vinrent nous chasser / Parce que sans nous en rendre compte nous venions d’entrer / dans la zone interdite / de l’atroce usine / où l’on fabrique / du gaz défoliant et un gaz paralysant

Le recueil, divisé en cinq parties, peut être lu d’une traite. Les poèmes sont pour la plupart assez brefs (parfois quelques vers et jamais plus d’une page) et écrits en vers libres, où s’affiche néanmoins un important souci du rythme. La découpe des vers (les rejets, les enjambements, etc.) est soigneusement réfléchie et guide la lecture. Les poèmes s’interrogent sur le passage du temps, qui nous détruit en même temps qu’il est la clef du vivant puisqu’il est le moteur de l’évolution et des métamorphoses. A chaque instant, nous franchissons un point de non-retour entre un futur inexistant et un passé disparu mais cet écoulement permanent est ce qui donne à chaque jour vécu une valeur infinie parce qu'il ne reviendra plus…

Contre-élégie

Mon sujet unique c’est ce qui n’est plus
Et mon obsession s’appelle ce qui est perdu
Mon refrain poignant c’est « jamais plus »
Et cependant j’aime ce changement perpétuel
ce mouvement seconde après seconde
parce que sans lui ce que nous appelons la vie
ne serait que pierre

Le ton est simple, sans emphase, et la leçon n’est pas originale. Néanmoins, elle est profondément vraie et enracinée au cœur de toute écriture poétique authentique qui accepte de se confronter à la mort. L’érosion, la disparition et la mort sont les thèmes obsessionnels du recueil, qui affirme la vanité de toutes nos prétentions à la grandeur ou à la gloire (par exemple dans le poème sur Charles Quint). Ainsi, l’auteur, évoquant notamment le poète péruvien César Vallejo qui fut conspué de son vivant, souligne à plusieurs reprises le piège de la reconnaissance publique pour les poètes qui, pour plaire à leur public, renoncent à être eux-mêmes et finissent dans l’académisme. Pour l’auteur, dont certains poèmes semblent avec une ironie caustique faire écho à l’enseignement scolaire de la littérature, la poésie ne peut s’épanouir que dans l’humilité, au prix de la précarité, voire de la misère et du mépris.

Ecrit à l’encre rouge

La poésie est l’ombre de la mémoire
mais sera la matière de l’oubli
Non la stèle érigée en pleine forêt
pour durer malgré ses corruptions
mais l’herbe qui fait frémir le pré
pour un instant
puis est brin – poussière
moins que rien face au vent éternel

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