Marie des brumes
de Odysséas Elýtīs

critiqué par Septularisen, le 15 août 2017
(Luxembourg - 56 ans)


La note:  étoiles
Et lentement l’homme ravalé au rang du médiocre va se perdre à tout jamais.
Le monde c’est ça
la fumée qui pourchasse le chien
la plante qui se dresse et se coule dans la musique
les enfants qui dessinent sur les murs
et de vieux Eoliens excentriques déploient leur parapluie
pour avoir le plaisir d’entraîner dans leur chute la part la plus pure
des choses. La synthèse
de tout cela.
Une vie pleinement accomplie.

Extrait du poème « L’œil de locuste » in « Marie des brumes ».

Né à Héraclion, en Crète, Odysseus ELYTIS (1911-1996), de son vrai nom Odysséas ALEPOUDHÉLIS, est sans doute la voix la plus universelle de la poésie grecque du XXe Siècle. Si chez nous il fait figure «d’illustre inconnu», c’est dans son pays un poète d’une dimension fulgurante, il est d’ailleurs souvent comparé à Pablo NERUDA, Saint-John PERSE ou encore Federico Garcia LORCA.

Disons le tout de suite, lire ELYTIS n’est pas simple. C’est une poésie au scalpel, difficile, parfois surréaliste parfois symbolique. Le poète grec est en effet passionné de sciences, de physique, du cosmos. Il y a chez lui un imaginaire sans limites, mais aussi des néologismes, de mots cachés, de mots à double sens, des mots imagés, d’anagrammes, de mots qui « s’escaladent » les uns aux autres.
On retrouve tour à tour des mythes païens, des rituels, des dieux de Grèce antique, et mieux vaut avoir un solide bagage « classique », afin de se faciliter la lecture de ce recueil.
Je ne peux d’ailleurs ici, que rendre hommage ici aux deux traducteurs Xavier BORDES et Robert LONGUEVILLE, pour leur immense travail, ils ont littéralement « détricotée » la poésie d’ELYTIS puis l’ont «retricotée » en langue française, réussissant même – en passant -, l’exploit de nous restituer certains des néologismes de l’auteur, c’est dire !

Le mont à repris son murmure
saintes mystérieuses attractions
de feuille à feuille
l’élantille d’eau et le câprier.

Extrait du poème « Le poignard de miséricorde» in « Marie des brumes ».

L’élantille d’eau est ici un jeu de mots en grec élaphaki qui signifie petit cerf (élaphos+diminutif), tandis que phakos veut dire lentille. Le jeu est donc sur lentille d’eau, qui est aussi «le faon de l’eau ».
Mais EYLTIS reste tout de même et avant tout un poète grec et attaché à la langue grecque, un poète de la condition humaine. Il tente de raviver en nous le bonheur d’«être humain». Il s’agit dans sa poésie de replacer les perspectives de connaissance à la dimension de l’homme, replacer l’homme au sommet de lui-même. On y retrouvera donc la mer, les îles, le sable, la statutaire, le soleil, le vent, les oiseaux, l’olivier, les chiffres trois et sept, un érotisme fin et discret, la beauté féminine …

Observe bien : comment le souvenir noue les cheveux
sur la nuque et laisse devant s’abaisser les longs cils
tremblants d’une pudeur si vraie

Extrait du poème «Etude du nu» in «Marie des brumes».

«Marie des brunes» (« Maria Nepheli »,1978), est un livre de poésie comme je n’en ai jamais lu. Du moins dans sa composition, puisque il s’agit ici d’une sorte de dialogue poétique, entre un couple, Marie des brumes justement, qui est « toutes les Maries » et son pendant, une voix masculine rééquilibrante appelée « Le partenaire » (sans doute le double d’ELYTIS lui-même), qui entre en « dialectique » avec Marie. Le livre est divisé en trois parties (trois étant un des chiffres préférés de l’auteur), dans la première et la troisième c’est Marie des brumes qui parle la première, dans la deuxième c’est le contraire. Le tout se présente donc comme un seul long poème.

Marie des Brumes dit :

Les poètes

De quel œil vous considérer vous autres les poètes
qui m’avez tant vanté l’acier dont vos âmes sont faites

Si longtemps que vous attendez ce que je n’attends plus
droits comme un lot d’objets perdus dont nul n’aurait voulu…

Je ne cesse de vous héler – vous ne répondez pas
dehors tout s’embrase et le monde approche du trépas

Et vous revendiquez – quel à-propos plaisant –
vos droits sur le néant!

En des temps pourris de veaux d’or et de je-m’en-foutisme
vous exhalez l’inanité des propriétarismes

Puissants vous allez emballant de feuilles de lauriers
la Mappemonde infortunée tout de noir endeuillée

Et macérant dans les relents de l’homme sulfureux
vous devenez exprès les cobayes de Dieu

«L’homme est hanté par Dieu, comme un squale par le sang.»

Autre particularité, - comme visible juste ci-dessus -, après chaque poème, comme pour marquer la fin de celui-ci, l’auteur a écrit une phrase, comme une sorte de diction, qui bien que n’ayant pas de rapport avec le poème qui précède, semble le compléter.

On retrouvera ainsi p. ex. :

«Mon Dieu que d’azur tu déploies afin qu’on n’y voie que du bleu!» ; « La terre aussi malheureusement tourne à nos frais.» ; «Le «vide» existe tant que tu ne te jette pas dedans» ; «Même une miette a son milieu» ; «Quand on entend parler d’«ordre» ça sent la chair humaine.» ; «Qui porte et supporte la solitude a encore en lui de l’humain.» ; « Bouffe le progrès mais avec sa peau et ses pépins» ; «La vérité on «l’échafaude» exactement comme le mensonge»….

Odysseus ELYTIS a reçu en 1979 le prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre poétique. Il est le deuxième auteur grec récompensé par l’Académie Suédoise, et au moment où j’écris ces lignes le dernier à avoir été lauréat.