Le portique du front de mer de Manuel Candré

Le portique du front de mer de Manuel Candré

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Rotko, le 27 juin 2014 (Avrillé, Inscrit le 22 septembre 2002, 50 ans)
La note : 10 étoiles
Visites : 2 939 

Errances poétiques

"Le Portique du front de mer" ouvre sur un univers mal défini par des critères habituels : une station balnéaire abandonnée, un désert qui la jouxte, et des personnages inattendus : quatre garçons, oisifs, et perdus dans des contemplations insolites.

L’univers, recréé par le souvenir du narrateur, enrichi par les rêves, se nourrit aux œuvres de J.G Ballard, et tout particulièrement à mes yeux, de La face cachée du soleil, et d’’IGH la forêt de cristal..

De légères touches de science-fiction caractérisent le décor (villas équipées de voiles de béton proto-sensibles, en mode non actif, car abandonnées) et pour les personnages, « un mal des plages », sorte de léthargie caniculaire oppressante, agrémentée de mirages, semblables visuellement au flou de leurs préoccupations : écrire un roman, alimenter une revue de poésie.

Les quatre garçons, réduits à l’impuissance intellectuelle, s’abandonnent à des vibrations susceptibles de leur faire connaître un monde, au risque de s’y perdre.

Des tableaux qui font penser à des titres d’ Edward Hopper, donnent des précisions quasi géométriques au flou des expériences :
« l'Indécis au Précis se joint »(Verlaine).

"On se tient tous les quatre, droit, et on regarde. Nos pieds forment une seule ligne qui s’étend à perte d’âme devant nous. Les premier mètres de cailloux et de poussière puis la rocaille rongée d’une végétation rabougrie puis les mesas puis du sable et de plus en plus jusqu’à l’horizon".

"Nous marchions sur le front de mer pour rentrer chacun chez soi, prenant la promenade aux tamaris sur une seule ligne transverse, occupant à nous seuls la largeur du trottoir."

Une ponctuation volontairement imprécise suggère l’interpénétration d’ univers aux marges du virtuel, de l’onirique, et du fantasmatique.

La petite bande se livre à des occupations mythiques comme la chasse de raies volantes dans le désert, découvre les spectacles insolites et mortifères de mouettes abattues sur le sol, les disparitions successives et spectaculaires de pans de la réalité :

- " Au niveau des dernières bouées, l’océan se met à bouillonner puis en une aspiration soudaine, s’élève dans un siphon qui vient d’émerger d’entre ciel et mer […] le vertigo avance mollement sur la surface de l’océan, suçant et recrachant par ses deux bouches évasées. Le bruit de succion nous parvient avec un léger décalage et ça rend l’évènement un peu obscène."


- "Des centaines de raies des sables tournoyaient autour de l’île, dans l’air saturé de silence, accompagnant la symphonie de sable et de roches.[…] nous vîmes l’île disparaître totalement dans un remous bouillonnant de verre pilé et entraîner dans son sillage un pan du réel, dessinant dans le ventre de l’horizon, ligne stable entre deux plans, une large écorchure sombre."

Le Temps, immobile et suspendu comme chez Ballard et Hopper, devient parfois victime de soubresauts, source première des expériences de la petite bande.

"On avait l’impression d’être dans un tunnel faiblement éclairé et qui s’enfonçait progressivement dans les entrailles de la terre."

"Je crois que le temps va se figer exactement comme les villas qu’on a passées en mode non actif, voiles courbes, pétales de métal repliés à jamais et ils ne sont plus jamais soumis à la peur ou à la colère, à la chaleur de la main qui effleure, au changement des saisons."

Ils se livrent à des « errances poétiques » où les paysages entraperçus renvoient à leurs perceptions du monde, à leurs souvenirs d’épisodes écoulés, de moments de concentration dans des jeux virtuels interminables. Au détour de certaines phrases apparaissent des amours passées et des amitiés perdues.

"Le matin découvre le ciel bas et l’immense champ de bruine atomisant en fines gouttelettes le littoral et l’avenue la plage à marée basse qui semblait s’étendre jusqu’à l’horizon comme un voile de poussière au désert."

"Elle est retrouvée, quoi ? L’éternité." (Rimbaud")

La fin du texte est particulièrement riche, ouvrant la porte à des interprétations multiples et souvent concomitantes. On y fait des références aux rêves et aux mirages, tels qu’ils ne peuvent exister que dans l’esprit d’un écrivain, précisément en train d’écrire :

« Le sommeil est plein de miracles ! » (Baudelaire)

Le mirage n’existe que pour un observateur, et celui-ci,
« Architecte de [s]es féeries », il fait à sa volonté, surgir des paysages de métal comme engloutir des mondes, ou revenir à la vie des êtres chers, qui hantent les solitudes

« je fais comme lorsque je n’en peux plus d’être seul et je parle pour les absents et malgré eux »

C’est donc le visage de l’écrivain qui demeure et survit au domaine des sables.

De multiples sensations et impressions, finement reproduites, caractérisent ce récit poétique auquel on s’abandonne avec un plaisir certain, séduit par des visions et des spectacles qu’une langue particulièrement musicale et imagée traduit avec talent.

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