Tout n'est pas veille lorsqu'on a les yeux ouverts
de Macedonio Fernández

critiqué par Stavroguine, le 16 juin 2014
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Le philosophe amoureux
Macedonio Fernández, comme Socrate, est connu grâce à ses disciples. Son Platon se nomme Jorge Luis Borges, qui dans les rues de Buenos Aires, recueillait sa parole et « l’imitai[t] jusqu’à la simple transcription, jusqu’au plagiat passionné et plein de dévotion ».

Voilà un beau garant ! Mais contrairement au Grec, Macedonio a l’avantage (et sans doute aussi l’inconvénient pour ce qui est de sa légende) d’avoir retranscrit son enseignement oral. Ainsi est né Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts, qui en plus de constituer l’ouvrage de métaphysique au titre le plus poétique que l'on connaisse, possède également le mérite d’être une oeuvre en tout point réjouissante.

Fernández lui-même n’a pas suivi de formation philosophique. Juriste, il a mis un terme à sa carrière d’avocat à la mort de sa femme pour se consacrer à la métaphysique (ici) et à la poésie (publiée chez Corti), tout en menant une vie d’errance. Personnage au plus haut point romantique — voyez-le sur la couverture, jouant de la guitare avec ses faux airs de Jean Rochefort —, il a relativement peu lu : un peu de Schopenhauer et de Bergson, quelques bribes de Hobbes et de William James, et Kant, qu’il n’aime d’ailleurs pas beaucoup. Un bagage tout à fait respectable pour un philologue du dimanche, mais bien léger pour qui prétend écrire un traité de métaphysique. Cela tombe bien : Tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts n’est pas un traité. Il n’en prend pas la forme. Plutôt, Fernández y rassemble ses idées comme dans une compilation : autour d’une thèse, il tisse presqu’au hasard, mais avec talent et humour.

Cette thèse, quelle est-elle ? Macedonio Fernández prétend que « le songe et la veille sont pleinement et également réels » en partant d’un postulat idéaliste selon lequel : « 1) Rien n’existe en-dehors de la sensibilité ; et 2) le néant, la cessation de l’être n’existe pas pour la sensibilité. ».

Nous avons donc affaire à une sorte d’anti-Platon qui, plutôt que d’affirmer que notre existence nous empêche d’atteindre la réalité puisque nous ne la percevons qu’à travers notre corps, prétend que la réalité n’est au contraire que ce que nous en percevons à l’exclusion de tout le reste. Mais il le dit mieux que moi :

« La seule chose irréelle, c’est l’existence autonome du monde, l’existence de ce qui n’est pas senti, le fait de supposer que le monde existe avant que nous le percevions et qu’il continue à exister une fois que nous avons cessé de le percevoir.

Il n’y a rien de plus réel que le songe, c’est pourquoi la veille n’est réelle que lorsqu’elle est un songe. Ce qui n’est pas réel, c’est la causation que nous attribuons à la veille. Prétendre que la veille serait autre chose que ce que nous sentons, nous nous représentons et nous imaginons lorsque nous sommes éveillés ; qu’il y aurait en plus de la vision appelée « orange », une matière lui correspondant et existant indépendamment de notre perception et n’existant plus dès qu’il s’agit d’oranges rêvées ; qu’une Cause universelle, éternelle existerait de façon autonome (…) — prétendre cela, c’est « rêver ». Or ce songe, c’est la thèse réaliste.

Seules la sensation et l’imagination existent : il n’existe rien avant elles qui les causerait.
 »

Thèse étonnante et qu’on ne peut recevoir qu’avec incrédulité : est-il seulement sérieux ? On résiste fort à accepter que le monde n’existe pas dès lors qu’on ne le perçoit pas ou plus et qu’en corollaire, les rêves qui provoquent en moi des émotions, des sensations qui me sont perceptibles (dans tel rêve, j’ai peur et je sue comme devant un « vrai » monstre ; dans tel autre, je suis excité et je peux même jouir comme si je faisais « véritablement » l’amour) deviennent plus réels que la rue dans laquelle je suis passé ce matin, dans laquelle je passe tous les jours, mais que je ne perçois plus du tout dès lors que je suis rendu au confort isolant de mon appartement — d’ailleurs, ma chambre elle-même, de l’autre côté de ce mur qui m’en coupe, a cessé d’exister cependant que j’écris ces lignes.

Et pourtant, si l’on pressent que cette thèse permettant à Fernández (1874-1952) de prétendre que Hobbes (1588-1679) a lu ses manuscrits est tout à fait fausse, on est devant un mur de briques quand il s’agit de démontrer cette fausseté. Comment en effet puis-je établir que la rue dans laquelle je passe tous les jours continue d’exister dès lors que je ne la perçois plus ?

On affirme traditionnellement que la réalité se distingue du songe par deux caractères qu’elle possède : elle est liée par les lois de la causalité et elle poursuit une existence autonome. Or, tout le problème est là : je ne perçois quant à moi ni la causalité qui la régit, ni, par principe, son existence autonome. Ainsi, si je me penche à ma fenêtre, je vois un couple passer. Sans doute, ce couple existe de façon autonome, indépendamment de la perception que j’en ai, depuis environ 35-40 ans pour chacun des membres qui le constitue ; et sans doute aussi, tout un enchaînement de causes et de conséquences explique qu’il se soit retrouvé précisément sous ma fenêtre à cet instant.

Il n’empêche que pour moi, leur existence a commencé quand j’ai pu les percevoir et s’est terminée dès lors qu’ils sont sortis de mon champs de vision ; ils sont nés vis-à-vis de moi du néant et me sont immédiatement apparus sous la forme de personnes de 35-40 ans, c’est-à-dire exactement de la même façon que les personnages qui peuplent mes rêves, qui y arrivent d’un coup, sans obéir à rien d’autres qu’à mon imagination et que je perçois le temps du rêve en ignorant tout de ce qui les a menés là et en les replongeant dans le néant d’où ils viennent à mon réveil.

On voit bien ce qu’il y a de jouissif dans cette thèse et l’impact que Fernández a pu avoir sur l’imagination de Borges et ses productions futures. Ajoutez à cela que Fernández écrit avec intelligence et un humour peu commun dans ce type d’oeuvres et vous comprendrez pourquoi cet ouvrage somme toute mineur pour la pensée métaphysique devient une lecture de tout premier ordre.

Il reste que plusieurs mois après cette lecture, je ne parviens toujours pas à savoir à quel point Fernández est convaincu par sa propre thèse. Ce n’est pas, d’ailleurs, le moindre des intérêts de ce livre : à chaque page, on oscille entre l’incrédulité et l’impossibilité de démontrer la fausseté de la thèse avec toujours la vague impression de se faire mener en bateau, d’être tourné en bourrique par un auteur génial qui nous fait passer une déclinaison littéraire sur un thème proprement borgessien pour un traité de métaphysique.

De façon inattendue, un élément de réponse sur le pourquoi de ce livre apparaît dans ses dernières pages :

« Nous ne connaissons pas (d’image) de personne sans corps. Nous ne connaissons que la mort et la naissance des corps, pas celles des personnes : nous ne connaissons que le moment où le corps personnel qu’on aime cesse de vivre, ce corps dans lequel celui qui aime — et dont le corps, lui, survit — avait transféré son moi. Survivre dans ces conditions provoque une explosion de désillusion qui blesse profondément celui qui croyait et voulait avoir son moi dans cet autre corps : ce qui le rend fou, c’est de retrouver soudain son moi qui, privé désormais de ce corps qu’il avait passionnément fait sien et sans lequel il ne sentait plus rien, revient pour pouvoir « se sentir ». (…) Je pense que dans la plus grande des passions (…) la mort physique d’un seul des deux corps qui s’aiment passionnément suffit à détruire les deux (…). »

Voilà donc un homme désespérément romantique, un amoureux, Macedonio Fernández, qui a besoin de croire en sa propre thèse afin de croire encore, à chaque fois qu’il y songe, à la vérité de la femme dont la mort, si elle était réelle, le tuerait pour de bon ! Comme l’indiquait son titre, cette oeuvre n’est qu’un long poème d’amour.