Ana Marija ne m'aimait pas
de Ljiljana Habjanović-Durović

critiqué par Débézed, le 21 mars 2014
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
L'utopie balkanique
Dans ce roman Ljiljana Habjanovic-Durovic met en scène une fillette née d’un père issu de la noblesse germanophile de Croatie et d’une mère militante communiste de Serbie pour démonter l’impossible réconciliation qui existe, et existera éternellement, entre les Croates qui se prétendent civilisés et les Serbes qu’ils considèrent comme des tziganes débauchés et bons à rien. Iva, la fillette, vit avec son père et sa mère dans une petite ville de Serbie où le père, musicien professionnel, ne peut pas trouver de travail. La famille déménage à Zagreb où il a trouvé un emploi dans un orchestre prestigieux. La mère et la fillette sont très mal accueillies par la grand-mère, Ana Marija, qui se prend encore pour une aristocrate fidèle à la couronne autrichienne et qui témoigne « un dévouement sans faille à l’Eglise catholique, à la cour de Vienne, et au bon renom de la famille ». La cohabitation est très rude, la mère et la fille sont régulièrement humiliées par la grand-mère mais aussi par la population à l’école, dans les commerces, dans la rue, partout où elles vont. « Tu es à Zagreb, maintenant ».

La fillette parvient à séduire sa grand-mère en jouant le rôle de la petite descendante de cette prestigieuse famille ruinée par le pouvoir communiste, qui sauvera l’honneur familial, elle en est persuadée et sa grand-mère aussi. Mais un jour, elle dit ce qu’il ne faut surtout pas dire et l’aïeule explose. La cohabitation est rompue, la mère et la fille regagnent la Serbie où on leur fait comprendre qu’elles ne sont plus à Zagreb et qu’elles doivent se rabaisser au niveau des populations locales peu cultivées et peu instruites. La gamine vit alors dans la honte avec une mère divorcée et un père qui fait partie du camp de ceux qui, pendant la guerre, pactisaient avec les Allemands.

L’histoire de cette gamine, c’est l’histoire de deux peuples que tout sépare et que ceux qui ont charcuté l’Europe après les guerres voudraient faire vivre ensemble. L’auteure met ainsi en évidence tout ce qui ne pourra jamais être fondu en un peuple unifié : le Germain ne sera jamais slave, le catholique jamais orthodoxe et de plus les prolétaires ne deviendront jamais des aristocrates. Ce livre a été écrit après le calvaire de Sarajevo mais l’intrigue raconte l’histoire des Balkans avant cet épisode dramatique, comme si l’auteure avait voulu nous rappeler que ce drame était tout à fait prévisible et que la tentative de cohabitation était une bien funeste utopie. En rappelant les grands massacres, les exactions et les trahisons qui ont jalonné l’histoire des Balkans et dans lesquels les deux familles n’ont pas été toujours innocentes, l’auteure illustre bien la position que les nationalistes de tout bord défendaient et défendent encore. Ce livre a provoqué quelques remous à sa publication, chacun appréciera les faits et les positions exposés par Ljiljana Habjanovic-Durovic.

Un livre engagé qui montre une famille et un peuple broyés par l’histoire à la frontière de deux mondes que tout à toujours opposé même la plus atroce des horreurs. La réconciliation n’est pas plus facile entre ses peuples qu’entre la fille abandonnée et le père qui a certes compris tout ce qu’il a perdu en rejetant sa fille mais pas forcément tout le mal qu’il a fait à sa femme et à leur enfant en les traitant comme des gitanes méprisables indignes de sa famille.

« Ana Marija se moquait éperdument de la politique, des événements sociaux et historiques. La Yougoslavie ou l’Endehazie, la botte des Saloniciens ou les uniformes noirs des oustachis, le fascisme ou la démocratie bourgeoise, le prince de Savoie, duc de Spolète, le général von Horstenau, le poglavnik Pavelic ou un quelconque Karadjordjevic – tous ces funestes dilemmes qui ravageaient les âmes et les esprits en ces années cruciales, en ces années de choix décisifs, en réalité en l’avaient jamais guère effleurée ».