Gabriela, girofle et cannelle
de Jorge Amado

critiqué par Myrco, le 6 avril 2014
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
Brasil ô Brasil
Avec "Gabriela, girofle et cannelle" publié en 1958, Jorge Amado -écrivain emblématique de la littérature brésilienne du XXème siècle- inaugurait un nouveau volet de son œuvre, abandonnant le militantisme politique pour se consacrer désormais à chanter son peuple et sa culture natals, ceux de l'Etat de Bahia au sud du Nordeste brésilien.

De sa plume exubérante de conteur, lui qui se définissait comme un "trouvère populaire" nous livre un roman dense, bouillonnant de vie et de sensualité, dans lequel il fait revivre, avec charme et brio, l'ambiance et la couleur locales de ce port d'Ilhéus, ville de son enfance, au tournant des années 1925/26.
"Gabriela, girofle et cannelle" est une œuvre à double focus. Elle est à la fois chronique d'une ville en pleine effervescence, à un moment charnière de son développement économique et culturel où tout bascule de la violence et de la sclérose vers le progrès et la civilisation et récit pimenté de plusieurs aventures amoureuses plus ou moins tragiques ou légères qui seront révélatrices d'une évolution des mœurs. Parmi elles, Amado fait la part belle à la relation amoureuse à rebondissements entre l'arabe Nacib, sympathique patron de bar où se réunissent quelques personnalités du cru et sa nouvelle cuisinière Gabriela, beauté mulâtre, émigrée de l'intérieur ayant fui la misère.

A cette époque, la conquête des terres que les fazendeiros, désormais propriétaires de grandes plantations de cacaoyers, se sont appropriées dans le sang, à la tête de leurs hommes de main, et grâce à la corruption, est terminée. Ils détiennent pouvoir et argent et leurs luttes anciennes les ont soudés autour du vieux cacique autoritaire Ramiro Bastos... L'arrivée de l'exportateur Mundiho Falcao, porteur de projets ambitieux, dynamique et manipulateur, va ouvrir une période de rivalités politiques et faire ressurgir les vieilles méthodes : manœuvres d'intimidation violente, tentatives de meurtres...
Dans cette société machiste, on a le sang chaud. Les riches fazendeiros entretiennent des maîtresses ; prostituées et autres danseuses font partie du paysage ; et on ne badine pas avec l'honneur bafoué : l'adultère est lavé dans le sang et ceux qui sont censés appliquer la loi se moquent bien de ce qui est écrit dans le code.
Mais les temps changent... et l'histoire du duo Nacib/Gabriela en sera l'une des illustrations.

Amado nous raconte toute cette agitation en fin analyste et observateur des mœurs locales, notamment politiques dont il fut un acteur dans une vie antérieure et ce, avec un grand sens de l'humour qui apparaissait ici pour la première fois, égratignant au passage quelques personnages et institutions.
Mais si l'on retrouve ici la plupart des ingrédients de son œuvre, y compris l'évocation rapide de l'exploitation éhontée d'une main d'œuvre noire et métissée dans ces fameuses plantations cacaoyères, il me semble que le thème dominant en est la célébration de la Femme. En effet, l'auteur a délibérément choisi d'ouvrir chacun des quatre chapitres de son roman par un préambule, paroles d'un chant (rondeau, complainte, berceuse ou chanson) dédié à chacune de ces figures féminines que sont Ofénisia, Gloria, Malvina ou Gabriela, filles de puissants ou filles du peuple, blanches ou métissées, toutes belles, riches de leurs désirs et du sang impétueux qui coule dans leurs veines, et qui à des degrés divers, revendiqueront la liberté d'être et d'aimer.
Gabriela, personnage pour lequel Amado exprime sa tendresse et son admiration en est l'incarnation la plus flamboyante, Gabriela mi-enfant simple et naïve, mi-déesse de tous les plaisirs (hommage est aussi rendu à la cuisine bahianaise au travers de ses multiples talents), Gabriela refusant l'hypocrisie et n'ayant que faire de l'ascension matérielle et sociale, Gabriela ivre de joie de vivre et de liberté "pétrie de chant et de danse, de soleil et de lune, (au parfum) de girofle et (à la peau couleur) de cannelle" mais aussi capable de vouer à Nacib un amour profond qui va bien au-delà de la seule passion charnelle.
Et si la fin nous offre le tableau d'une situation pacifiée sans doute utopique, c'est, qu'à mon sens, l'auteur tenait à mettre en avant un art de vivre respectueux de la liberté d'épanouissement de chacun, condition d'un bonheur harmonieux, serein et partagé.
Envoûtant 10 étoiles

Drôle le titre. Le genre qui ne donne pas envie. Quel dommage ! Car la lecture de « Gabriela, girofle et cannelle » reste une expérience envoûtante, c’est le mot. Une lecture qu’on ne peut mener à un train d’enfer et vu les 633 pages (en format poche), une lecture qui dure.
Gabriela, c’est une « réfugiée » en quelque sorte, une « migrante » de l’intérieur du Brésil ; les « retirantes » fuyant le « Sertao », invivable et venant chercher fortune vers les villes plus favorisées, vers la côte. En l’occurrence ici vers Ilheus, petite ville littorale de l’état de Bahia qui, en 1925, connait une fortune et une expansion soudaine du fait du défrichement de la forêt pour implanter des cacaoyers. En 1925 c’est encore le « Far-West ». La loi du plus fort et du plus déterminé (ou du moins scrupuleux) y règne et Jorge Amado en fait, davantage que l’histoire de Gabriela, nous brosse la bascule d’un monde sans foi ni loi à celui d’un monde qui se fait rattraper par la civilisation (d’ailleurs le roman est sous-titré « Chronique d’une ville de Bahia »). En cela, on pourrait dire que « Gabriela, girofle et cannelle » est le pendant brésilien des « Chroniques de Zhalie », de Yan Lianke, qui a eu plus tard le même style de démarche mais versant chinois.
Jorge Amado installe dans un premier chapitre la galerie de personnages qui va nous permettre de comprendre l’évolution d’Ilheus. Truculents, les personnages. Rustres dans l’ensemble mais gonflés d’une vie … brésilienne. Dans le second nous allons voir arriver Gabriela, recrutée par Nacib, le restaurateur d’origine turc et ainsi qualifié de « Syrien » ! (on n’est pas à ça près j’imagine au Brésil), recrutée en tant que cuisinière au « Marché aux esclaves » d’Ilheus. Mais Gabriela, jeune femme dotée d’une personnalité et d’une beauté extravagantes, dépourvue de toute moralité sur le plan sexuel, va mettre la population mâle d’Ilheus dans un état de grande confusion. Gabriela est en quelque sorte aux femmes ce qu’est le mercure aux métaux, insaisissable, précieuse.
Dans les deux chapitres suivants, Jorge Amado va dérouler le théâtre de ses personnages ; l’ascension de Nacib/Gabriela, le mariage malheureux (« Il y a des fleurs qui se fanent dans les vases »), le décollage économique de la ville avec le désensablement du port, la perte d’influence des riches planteurs de cacao, les « fazendeiros » …
Une histoire du Brésil début du XXème siècle via le filtre d’une Gabriela sorcière de la beauté et de l’amour. Pas tant onirique qu’exubérant, un grand roman du Brésil sur la route de la modernité.

Tistou - - 67 ans - 6 décembre 2017