Chants berbères de Kabylie
de Jean Amrouche

critiqué par Gregory mion, le 26 février 2014
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Hymnes d'Algérie.
Ces chants berbères sont recueillis dans la mémoire du poète qui craignait qu’ils ne finissent par se perdre. Entendus autrefois par son oreille d’enfant, les chants que lui interprétait sa mère sont retranscrits en langue française par Jean Amrouche. Cette retranscription s’inscrit dans un objectif culturel double : elle justifie d’une part la marque de la culture kabyle où l’affection pour la mère tient une place prépondérante, et d’autre part elle corrobore la réalité d’une existence poétique, le lien maternel étant nécessaire à la fondation même du poète. L’importance de la figure maternelle en Kabylie, lorsqu’elle s’étend à l’expression poétique, permet de confondre légitimement le destin d’une famille avec celui d’une patrie. Ainsi ce que donne à réentendre J. Amrouche, c’est aussi bien la remembrance familiale que l’écho d’une vocation nationale, la combinaison du privé et du public, rendus homogènes par le son purifiant de la poésie. Il s’agit en cela d’une communauté de voix rassemblées, qui toutes se mettent à chanter à l’unisson d’un patrimoine, qui toutes partagent sans restriction des préoccupations humaines, en l’occurrence, ici, l’angoisse de la mort, la menace de l’exil, l’assiduité maternelle, autant de thèmes qui ne débordent pas l’humanité et qui n’appellent aucune parole désincarnée. S’il est donc une spécificité de la chanson poétique berbère, elle est tout entière contenue dans son langage concret, dépourvu de tentation artificialisante, guéri du vieux désir de créer un monde de substitution. En quoi cette poésie kabyle ne s’autorise aucune sensation d’outre-monde ; elle chante au contraire le ré-enracinement de quelques volontés anciennes, redonnant à la langue des utopies les pouvoirs d’un langage transitif et hautement substantiel, comme si la Kabylie, à travers chants pour ainsi dire, se matérialisait dans ses beautés les plus évidentes, grâces qui n’auraient pu trouver leur destination dans les modalités d’une expression abstraite et un peu trop doctorale.
J. Amrouche chante de ce point de vue un monde dont on a oublié la primordialité. Par conséquent la Kabylie de son enfance ne renaît pas transfigurée, elle renaît plutôt selon les coordonnées d’un monde-enfant, selon les repères d’un monde où ne sévissaient pas encore des langages et des attitudes parasites. Cette Kabylie élémentaire, consubstantielle de l’Algérie, se met ainsi à distance de la grammaire politique. Il y a une incompatibilité de nature entre le chant du poète et l’intention politique. Le premier laisse la nature grandir en lui tandis que la seconde est orientée par un calcul des intérêts. Lorsque le poète aspire à reformuler l’hospitalité de l’enfance, il ne peut adjoindre à sa voix la technicité de la politique. Par rapport à cette opposition, J. Amrouche était bien conscient du drame de la population algérienne avant que celle-ci n’entre en dissidence. Comme il l’écrit dans une lettre datée de 1957 (p. 22), la politique a été incapable d’entendre le son d’une révolte qui fut d’abord pacifique, preuve que le langage du politique manque de porosités, de perméabilité, et peut-être même, tout simplement, d’intelligence.
Aussi ne semble-t-il y avoir que la voix poétique pour comprendre toute l’ampleur d’un peuple, tout l’objet d’une revendication supérieure, avec ses désirs et ses craintes. La chanson de l’aède Amrouche se hisse au niveau d’une sensibilité nationale, embrassant de sa geste dépouillée l’énorme densité émotionnelle du pays natal. Les textes qui en découlent proviennent d’un esprit nu, désencombré d’idées et de formules, mais chacun d’eux est animé par un impératif de proximité avec le peuple, comme s’il s’agissait de re-naturaliser un peuple passé au crible déformant de la politique. En ce sens, la poésie d’Amrouche rapatrie la souveraineté du peuple kabyle non seulement au centre d’elle-même, mais encore au centre de l’Algérie, dans un esprit de cohésion intrinsèque. Ce n’est définitivement pas une poésie qui se gargarise de trouvailles verbales ou de néologismes ; c’est tout à l’inverse une poésie qui espère les retrouvailles de ce qui a été perdu dans l’Histoire, de ce qui a été sans doute déréalisé par la calomnie politique, ombre qui ne cesse d’inquiéter les instincts poétiques et qui les a même souvent chassés depuis que Platon, le premier, en fit la suggestion. Cependant J. Amrouche ne faiblit pas devant les objections d’un monde adulte mal dans sa peau. Les mots de ses poésies sont des mots de contact et de carnation – ils ne font pas sécession de ce qu’il y a de plus intime dans le peuple. Ce sont les mots d’une incursion progressive, faite de plusieurs stations, de plusieurs reprises, en quête de l’âme algérienne. Ce sont des mots qui s’enroulent autour du phénomène complexe de l’humain, clairvoyants, clair-chantants, prévoyants aussi.