Les Aventures urbaines de Giuseppe Bergman, tome 1 : Revoir les étoiles de Milo Manara

Les Aventures urbaines de Giuseppe Bergman, tome 1 : Revoir les étoiles de Milo Manara

Catégorie(s) : Bande dessinée => Adultes , Bande dessinée => Légende, contes et histoire

Critiqué par Eric Eliès, le 23 février 2014 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Clôture du cycle de Giuseppe Bergman par Manara, qui rend un hommage (magnifiquement dessiné) à ses amis et maîtres disparus

Sans pour autant constituer son sommet, cette bande dessinée apparaît comme un point culminant dans l’œuvre de Manara car elle précède une sorte d’effondrement psychologique sans doute causé par les décès successifs d’Hugo Pratt et de Federico Fellini, dont Milo Manara était proche. En effet, après « Revoir les étoiles », Manara s’est essentiellement contenté d’un travail d’illustrateur, parfois talentueux mais parfois aussi laborieux en usant presque mécaniquement des procédés qui ont fait sa réputation.

« Revoir les étoiles », dont le titre (citation de la Divine Comédie) est un hommage à tous les maîtres disparus de Manara, est une bande dessinée onirique sans véritable schéma narratif. Alors que Giuseppe attend, dans une sorte de terrain vague de banlieue, l’autobus qui lui permettra de revoir deux amis très chers (HP et Fellini ?), il est abordé par une jeune femme très belle qui le confond avec Lucignolo, personnage de Pinocchio. En fait, cette jeune femme est atteinte d’une forme très aiguë du syndrome de Stendhal et ne peut appréhender la réalité qu'en se projetant dans les peintures reproduites sur les pages du livre d'art qui lui sert de guide et de viatique, où elle s’identifie aux femmes (Ophélie, Suzanne, Pasiphaé, etc. qu'elle incarne tour à tour) représentées sur les tableaux. Giuseppe n’aura de cesse d’arpenter la ville (une sorte de mégalopole fantasmée mêlant une architecture futuriste à quelques vestiges de la Renaissance) pour la retrouver, souvent dénudée et toujours en proie à mille dangers. Manara joue beaucoup, dans cette bande dessinée, sur le contraste entre les splendeurs que peuvent susciter l'imagination et la création artistique (le puits diapré de lumière qui s'illumine au départ de Giuseppe, les jeux d'ombre et de lumière dans le noir et blanc de Manara, les peintures qui apportent, sur la couverture, la seule touche de couleur de l'album) et la grisaille cruelle du monde quotidien où les hommes ne savent pas voir la beauté lorsqu'elle paraît ou alors ils la violentent (cf les deux loubards) ou l'instrumentent à des desseins commerciaux (cf les grandes affiches publicitaires sur les murs de la ville, les réalités truquées de Cinecitta, etc.).

Les péripéties du récit permettent à Manara de rendre hommage aux maîtres de la peinture italienne et de se livrer, via la bouche de Giuseppe Bergman, à quelques considérations sur l’art et sur le monde actuel. Le ton est pessimiste et désabusé, comme lorsque Manara portraiture un démagogue milliardaire (Berlusconi n’est pas nommé mais l’allusion est évidente…) que la foule fanatisée acclame, en hurlant un slogan « Amour et Argent » qui résonne comme une revendication grotesque. Giuseppe et sa protégée (poursuivie par des loubards qui sont, dans son délire, les chasseurs issus d’un tableau de Botticelli) sont arrêtés par la police pour outrage puis (séparément) remis en liberté. La fin est tragique : la jeune femme, guidée par les illustrations composées par Botticelli pour l’Enfer de Dante (la Divine Comédie est d'ailleurs l'un des fils conducteurs du récit, qui donne son titre à la bande dessinée), parvient aux plateaux de Cinecittà puis, après un long échange avec une actrice déguisée en diablesse qui lui explique que l’Enfer est ce que l’homme a fait de la Terre, dérive, dégoûtée du monde, jusqu’à l’île des morts (telle que figurée dans le célèbre tableau de Bocklin, dont la beauté mystérieuse et l’atmosphère oppressante sont magnifiquement représentées par Manara). Elle y est accueillie par les maîtres spirituels de Manara : Groucho Marx, Hugo Pratt, Federico Fellini, Picasso, Pasolini, etc. (tous ne sont pas nommés mais sont parfaitement représentés). Parallèlement, Giuseppe la retrouve en pleine rue tandis qu’elle agonise et s’efforce de la ramener à la vie. Il tente alors, puisque les images ont eu le pouvoir de la tuer, de la ressusciter par des dessins (la silhouette de Corto Maltese, quelques caricatures imitées de Fellini, etc.) mais il s’évertue en vain. Alors, en dernier recours, et c’est là un sublime coup de génie !, Giuseppe s’adresse au lecteur et lui demande de dessiner quelque chose qui vaille la peine d’être vécue. En bas de la page, la dernière case est blanche… mais ce n’est pas la dernière case de l’album (je laisse au lecteur le soin de deviner la façon dont Manara achève son récit).

Cet album laisse une impression étrange. Le dessin de Manara, qui reprend la belle technique à l’encre du « Voyage de Giuseppe Mastorna dit Fernet », est sublime et démontre, s’il en était besoin, les talents d’illustrateur et de peintre de Manara qui parvient presque à susciter l’écho de la vie dans chacun de ses dessins, avec une densité de présence telle que le lecteur se sent directement interpellé par les personnages dont l’intensité du regard traverse la page. Manara est l’un des très rares dessinateurs capable de restituer, sur le simple portrait d’un visage, toute la gamme des émotions et des sentiments. Hélas, le récit est faible : en fait, contrairement aux précédents tomes des aventures de Giuseppe qui multipliaient avec une inventivité parfois délirante les rebondissements et les histoires insérées dans l’histoire, il n’y a ici ni réelle progression narrative ni humour : le récit est essentiellement le support d’un discours (il n’est que prétexte à réflexions ou à témoignages d’admiration) et de la virtuosité technique de Manara, en lui permettant des variations sur les grands chefs d’oeuvre de la peinture. Pourtant, cet album, le plus sombre de Manara parce que hanté par la mort, mérite d’être lu et relu : Manara y rend un hommage émouvant à ses amis disparus et, surtout, dresse le constat d’une limite infranchissable. La fin de l’album, avec cette case blanche qui succède aux dessins de Pratt et de Fellini, me semble l'aveu lucide de l'incapacité de Manara à poursuivre l’œuvre construite sous l’influence de ses deux mentors et résonne comme un renoncement, comme si leur disparition avait épuisé ses forces et tari la source de son inspiration. Elle est en même temps une idée géniale qui insère le lecteur dans la trame du récit et le confronte, d’une manière à la fois très forte et très originale, à la représentation graphique de la mort, dont cette case blanche est en quelque sorte l’image absolue, et le questionne sur ce qui donne à la vie la peine d’être vécue…

Nota : l'ISBN sur la jaquette est différent de celui inscrit sur la page 6 de l'album, qui est le véritable ISBN.

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