La fuite du temps de Yan Lianke

La fuite du temps de Yan Lianke
(Riguang liunian)

Catégorie(s) : Littérature => Asiatique

Critiqué par Myrco, le 22 mars 2014 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 083ème position).
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"le grand opéra de la vie et de la mort"

Une fois de plus, YAN Lianke nous plonge dans la ruralité de la Chine profonde : un village isolé, comme aux confins du monde, dans la chaîne des Balou, au sein de la province du Henan, sa terre natale.
Seules quelques très rares références aux grandes réformes nous permettent de situer l'action entre le début des années 1990 et les années 50, le récit s'articulant autour de la vie de deux personnages principaux dont Sima Lan, le chef du village dit "des Trois Patronymes" (tous appartenant à l'origine aux trois lignées que sont les Sima, les Lan et les Du) . Depuis environ un siècle pèse sur celui-ci une terrible fatalité, une maladie inéluctable, la "maladie de la gorge obstruée", et personne ne dépasse le seuil fatidique des quarante ans. Dès lors, tout au long de l'histoire, sous la férule de chaque nouveau chef de village convaincu d'une nouvelle solution appropriée, les villageois vont lutter de toutes leurs forces, avec des moyens dérisoires (on se croirait dans des temps beaucoup plus anciens ), entreprenant des travaux titanesques pour tenter d'endiguer ce fléau et espérer connaître leurs petits enfants.

A l'ouverture du roman, Sima Lan doit bientôt mourir . Mais son œuvre entreprise des années auparavant : dévier par un canal l'eau bienfaitrice du fleuve Lingyin, n'a pu être menée à terme. Un seul espoir pour prolonger sa vie au moins jusqu'à l'achèvement des travaux et peut-être vivre enfin son amour pour la belle Sishi : une opération chirurgicale. Seuls recours pour la financer : deux moyens que mettent en œuvre les villageois depuis des lustres. Pour les hommes : vendre quelques pouces de leur peau au dispensaire des grands brûlés ; pour les femmes : "faire commerce de chair" à la ville, avec les risques de maladie que cela comporte. Sishi, la plus jolie, que Sima n'a pas épousée, au "profit" de Zucui, par ambition et pour présider aux destinées du village, se dévouera une fois de plus ...Telle est la trame du Livre I (qui correspond environ au premier tiers de l'ouvrage ) . La suite éclairera l'antériorité de ces évènements et nous réservera beaucoup de passages tantôt émouvants (les jeux des enfants...) , tantôt terriblement poignants et durs (par exemple, le "tri" des enfants pendant la fameuse famine) .

Dans cet ouvrage, YAN Lianke nous ramène à l'essentiel, aux fondamentaux de l'humanité : la vie, la mort, l'amour, la soif de pouvoir, le combat souvent impitoyable pour la survie, la culture de la terre source de nourriture, la procréation qui assure la continuité de l'espèce...
Comme dans "Les quatre livres" écrit postérieurement à celui-ci, la référence aux textes sacrés, que ce soient la Bible ou les écrits bouddhiques, induit une dimension mythique et universelle.
Ce livre I relate à la fois le drame intime du triangle Sima/Sishi/Zucui, une histoire d'amour, de haine et de mort dans laquelle l'amour est sacrifié à un intérêt supérieur ; il revêt ainsi la forme d'une tragédie sublime et magnifique. Mais ici, le drame individuel s'efface derrière l'épopée collective de la lutte pour la vie ; et la beauté alliée à la puissance du récit confèrent à ce dernier la dimension d'un "grand opéra de la vie et de la mort".
Sa fin saisissante, qui marque l'impuissance du courage, de l'obstination, de la volonté de vivre de l'homme, non contre la nature, mais contre une œuvre d'auto-destruction massive orchestrée par l'homme lui-même (*) laisse le lecteur atterré, glacé d'effroi.

Cette apocalypse en forme d'apothéose m'a interrogée -du moins dans un premier temps- sur l'intérêt de la suite du roman. On peut être d'abord déconcerté (j'ai d'ailleurs suspendu ma lecture un certain temps) par le schéma narratif adopté par l'auteur qui choisit alors de remonter le temps jusqu'à la naissance de Sima Lan, un schéma un peu ardu à suivre pour le lecteur qui se voit souvent confronté à la tentation de relire les choses dans l'ordre. C'était d'ailleurs une gageure pour l'écrivain qui n'a pu échapper à la nécessité de reprendre, au sein de chaque séquence précédant l'autre, un schéma linéaire. Néanmoins, il parviendra à relever le défi remarquablement dans le dernier Livre "Histoire du pays natal" dans lequel nous sommes comme happés visuellement dans cette spirale à rebours, comme dans un film :
"Tandis que fuit le temps, grandissent les pierres sur lesquelles on s'assoit devant les maisons pour prendre les repas, et les seuils s'élèvent si haut qu'on ne parvient plus à s'y hisser. Les feuillages luxuriants se rétractent jusqu'à retourner à l'état de bourgeons, les bœufs vigoureux redeviennent veaux et les morts dans les tombes sont de retour au monde des vivants..."
Quant au sens de cette inversion (sans jeu de mots) , j'ose espérer ne pas trahir l'intention de l'auteur en avançant l'interprétation selon laquelle, en terminant sur une explosion de la vie, comme une fin ouverte sur un éternel recommencement, il réintroduit une dimension optimiste, redonne un sens à notre vie qu'il inscrit dans un cycle où la vie et la mort indissolublement mêlées ne font qu'un finalement, dans quelque chose qui fait partie de notre essence même et nous dépasse.

Il y a indéniablement chez YAN Lianke une manière d'appréhender la réalité et de la transcender, une prose visionnaire qui n'appartient qu'à lui (ou que du moins je n'ai pas encore rencontrée ailleurs). On peut aimer ou non, mais on ne saurait nier une originalité qui fait de lui l'un des écrivains chinois continentaux les plus marquants de sa génération.
Comme souvent avec une certaine littérature chinoise, ses romans s'attardent moins sur la psychologie individuelle (bien qu'ici les ressorts du triangle Lan/Sishi/Zucui s'avèrent parfois assez complexes) que sur la dimension collective.
Par ailleurs sa prose, qui mêle réalisme et irréalisme -possède ce quelque chose de très personnel qui fait que l'on reconnaîtrait sa voix entre mille: transposition répétitive du schéma narratif (bien que beaucoup moins ici que dans "Bons baisers de Lénine" ou "Les quatre livres"), tendance à l'hyperbole; cela peut parfois lasser ou introduire une certaine lourdeur, mais n'est-ce pas aussi ce qui imprime à sa prose ce souffle, cette puissance?
Mais surtout, plus troublantes et caractéristiques de son univers poétique sont ces synesthésies qui -particulièrement dans cet ouvrage-émaillent son texte et lui confèrent une extraordinaire richesse sensorielle, comme s'il était doté d'une sorte de "sursensibilité" au monde qui l'entoure.
De la vraie littérature en somme, ou l'art de recréer un univers propre, unique, avec les mots...

(*) L'histoire est inspirée au départ de faits réels (cf. page 209)

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Le temps à rebours

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 11 octobre 2017

Si le temps fuit, en effet, c’est que Yan Lianke nous développe son histoire à rebours. On a la fin noir sur blanc dès les premiers chapitres et progressivement on remonte le temps pour toujours apporter un éclairage différent, ou parfois sérieusement modifier le jugement qu’on pouvait porter. Comme un roman choral en quelque sorte, dans lequel les membres du chœur seraient les unités de temps génération avant génération.
Celui par lequel tout finit – mais donc le début de l’histoire que nous lisons – c’est Sima Lan, le chef d’un village des montagnes Balou, le village des Trois Patronymes, dans le Henan, province du Centre – Est de la Chine, fief de Yan Lianke dans la vraie vie de celui-ci. Sima Lan a 39 ans et il va mourir. Comme tous ses coreligionnaires, dans ce village on ne passe pas les 40 ans.

« Crac.
Sima Lan va mourir.
Chef du village, Sima Lan a l’âge avancé de trente-neuf ans ; la mort vient de s’abattre sur sa tête et il sait qu’elle arrive à la date prévue. Il va quitter ce monde frais et vivant. Dans la ride profonde de la chaîne montagneuse des Balou, la mort a toujours eu une prédilection pour le village des Trois Patronymes. »

C’est l’occasion pour Sima Lan de se remémorer les évènements marquants de sa vie, d’abord récents puis dans les chapitres suivants les évènements antérieurs qui vont enrichir et relativiser la conception que nous pouvons percevoir de la situation. C’est très habilement réalisé et c’est aussi une occasion de plus pour Yan Lianke de mettre en exergue les plaies de la Chine actuelle et récente – disons depuis Mao ; les promesses non tenues, les trahisons bien comprises, la gangrène de l’argent – roi, la folie du pouvoir. On peut imaginer pourquoi le pouvoir chinois digère mal certains romans de Yan Lianke au point de les interdire de parution. Pourtant ce ne fut pas le cas de celui-ci.
Le fil conducteur n’est autre que Sima Lan lui-même, depuis sa mort en tant que chef de village jusqu’à sa prime enfance, alors fils du chef. Sima Lan donc et la belle Sishi, son amie de cœur d’enfance, celle qui devait devenir sa femme, qu’il trahira et retrahira sur l’autel de l’ambition et du pouvoir. On se doute que la vie n’est pas si simple dans la ruralité chinoise, on n’imagine pas à quel point ce peut être terrible. Yan Lianke s’emploie à nous déciller des yeux dans cette plongée dans le monde rural de la Chine intérieure, de Mao à nos jours …

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