Nue
de Jean-Philippe Toussaint

critiqué par Saule, le 30 avril 2014
(Bruxelles - 58 ans)


La note:  étoiles
Une rupture amoureuse qui se lézarde
"Nue" clôt la tétralogie de J-P Toussaint consacrée à Marie. On y retrouve donc notre cher narrateur occupé le plus souvent à ruminer et ressasser cette liaison amoureuse qui n'en finit pas de se lézarder, car, comme le dit le narrateur, il y "une fissure dans l'idée même de leur séparation", et donc cette rupture risque de mal finir dans le sens qu'ils finiraient par rester ensemble (comme le dit ironiquement le narrateur).

Après un prologue somptueux, un exercice de style, on retrouve notre cher narrateur dans ce qu'il fait de mieux : ruminer et méditer derrière une fenêtre dans son appartement. Il vient de rentrer de l'île d'Elbe avec Marie, il se retrouve seul dans son petit appartement à Paris à attendre un coup de fil qui ne vient pas, et le voilà, debout et pensif devant sa fenêtre, absorbé dans un long processus dans lequel il reconstruit en pensée des scénarios, il retourne des détails fortuits dans son esprit, ce qui lui permet par exemple de construire dans sa tête la manière dont Marie aurait rencontré son amant (c'est très comique d'ailleurs).

Que ce soit le narrateur ou un autre, on trouve souvent chez Toussaint ce genre de personnage méditatif, observateur, perdu dans ses pensée devant une fenêtre. Ces passages ont tendance chez moi à éveiller un sentiment particulier, comme un renvoi à mon propre espace, une impression de déjà vu, qui occasionne un saut dans le temps ou dans une autre dimension. Ce sont des sortes de moments de grâce, précieux, qui me font aimer la littérature et cet auteur en particulier.

Ce livre clôt admirablement le cycle, l'auteur ayant l'élégance et le talent d'amener le lecteur vers une fin très réussie.
Quatrième partie de la tétralogie 6 étoiles

Hélas, je me suis lancé dans cette lecture sans savoir qu’il s’agissait d’une tétralogie et j’ai commencé, autrement dit, par la fin. Et à lire d’autres critiques, j’ai bien l’impression que ça me pénalise. Comme s’il me manquait des éléments d’un puzzle dont je ne sais même pas qu’il s’agit d’un puzzle ! Peut-être cela explique-t-il que je n’aie pas été emballé ? Trouvant ceci un peu bavard, un peu nombriliste et, à vrai dire, évoquant un monde factice (la mode, la couture) qui, pour tout dire, me laisse complètement froid.
Alors il reste la quête de l’amoureux transi et ses questions métaphysiques ad libitum : « m’aime-t-elle encore ? va-t-elle m’appeler ? » Nombriliste ai-je déjà écrit. Typique à mes yeux d’un certain roman français, autocentré. Qui, j’en ai peur, n’intéressera qu’une petite frange de lecteurs –français ou francophones, et ça ne fait pas forcément foule.
Une grande partie du monde n’a pas les yeux braqués sur Paris et la mode parisienne, sur les pratiques germano-praticiennes et ses « pudeurs de gazelle ». J’allais écrire ; Marie est bien gentille (Marie, l’amour du narrateur) mais non en fait, elle n’est même pas gentille ! En tant que lecteur j’ai du mal à partager et comprendre la ferveur du narrateur pour une femme alternativement présentée comme businesswoman de la mode, artiste mais affairiste et surtout dotée d’un sens des relations humaines qu’on qualifiera de particulier.
Vous le comprendrez, j’ai eu du mal. Peut-être cela se serait-il mieux passé si j’avais commencé par « Faire l’amour », le premier élément de la tétralogie ? Hélas je ne suis pas sûr d’avoir envie de rattaquer par le début …

Tistou - - 67 ans - 6 septembre 2017


Oublier le temps des malentendus 8 étoiles

J’avais laissé le narrateur et Marie à Tokyo pour une séparation complexe peu conventionnelle qui semblait inéluctable entre deux personnages que le texte montrait très différents, lui anonyme, transparent, impersonnel qui ne semble vivre que dans l’ombre de Marie que pour Marie, fasciné, subjugué, éclaboussé par cette femme qu’il dépeint comme exceptionnelles, rare, unique : « Marie, femme d’affaires, Marie, chef d’entreprise, qui signait des contrats et faisait des transactions immobilières à Paris et en Chine, qui connaissait le cours du dollar au quotidien et suivait l’évolution des places boursières, Marie, créatrice de mode qui travaillait avec des dizaines d’assistants et collaborateurs dans le monde entier, Marie, femme de son temps, active, débordée et urbaine… » Et Marie, la femme fragile, aérienne, dont l’ « innocente lubie de se promener à poil à la moindre occasion, … était comme sa signature, ou son chiffre secret… »

Avec ce texte Jean Philippe Toussaint boucle la tétralogie de Marie qu’il avait inaugurée avec « Faire l’amour » où le héros anonyme se séparait, à Tokyo, de la jeune femme, ou c’est plutôt elle qui se séparait de lui. Dans « Nue » le narrateur raconte, avec toute l’élégance et la finesse de l’auteur, qu’il a retrouvé Marie et comment il voudrait la reconquérir tout en douceur, très progressivement, bribe par bribe, morceau par morceau, objet par objet, pour se réinstaller dans sa vie. Il se souvient aussi comment, de manière fortuite, il avait assisté quelques années au préalable, sans s’en douter, à la rencontre de Marie et de son nouvel amour. C’est seulement au moment de reconquérir Marie qu’il comprend comment il l’a perdue.

Comme tout livre de Toussaint, du moins ceux que je connais, ce texte est un bijou de littérature, une caresse verbale écrite pour attendrir Marie et la convaincre de partager à nouveau la vie du narrateur que nous ne connaîtrons jamais, être impersonnel, transparent, sans relief ni caractère, vivant d’on ne sait quoi, seulement un amoureux subjugué. Mais, avec sa plume de velours, l’auteur sait aussi égratigner ce monde factice et puéril qui gravite autour de Marie, ce monde qui ne sait pas aimer cette fille et l’apprécier à sa juste valeur, ce monde qui a perdu le sens des valeurs réelles et de l’amour pur pour se complaire dans les apparences.

Jean Philippe Toussaint a la capacité de transformer l’écrit abstrait en images tangibles, vivantes, à entraîner le lecteur au cœur de son récit, dans des lieux qu’il décrit avec minutie ; on peut suivre ses personnages pas à pas dans l’univers de son héros de Paris à Tokyo en passant par l’Ile d’Elbe, et dans son récit qui avance au rythme de ces descriptions minutieuses, précises et très détaillées. On peut ainsi suivre l’amoureux transi et sa belle comme on suit les personnages de Modiano dans les rues de Paris. Toussaint le confesse lui-même son monde est visuel : « Je l’ai su par l’image de façon subliminale, comme si l’invisible était entré dans ma vision, et l’éternité dans le temps. Je me rendis compte alors que tout ce que je vivais d’important dans ma vie était toujours transformé en images dans mon esprit…. »

Débézed - Besançon - 76 ans - 20 novembre 2014


Du côté de chez Toussaint. 10 étoiles

Nue, Jean Philippe Toussaint, éditions de minuit, 170 pages.

Bien que le couple soit séparé, le narrateur voit toujours Marie, ou à défaut il pense à elle, parle de son absence, ou de ce qu’il imagine de ses occupations. Ainsi l’incipit rend hommage à son génie créateur avec « la robe de miel », même si la prestation de la mannequin ne se déroule pas comme prévu.

Qu’importe, dit le narrateur, « l’imprévu vivifie ! », propos un peu étonnant dans sa bouche puisque dans le récit tout semble bien maîtrisé.
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C’est sans doute une erreur de ramener l’art d’un écrivain à ce que l’on sait d’un autre, démarche de novice où l’inconnu renvoie au connu.

J’ai donc été très sensible à une inspiration et à une influence proustiennes.

Le sujet, ou du moins une de ses composantes, renvoie à un amour inquiet et vigilant, où les positions des personnages paraissent bien établies :

- le narrateur en guetteur (« je me tenais debout à la fenêtre »), ou compagnon attentif qui ne perd pas de vue sa compagne. Monté sur le toit d’un musée japonais, il épie son ex (« je ne quittais pas Marie des yeux à travers [un] hublot ») et on devine ainsi que le portrait de l‘être aimé devient un médaillon sentimental grâce à« l’arrondi parfait du hublot ».

- Quant à la narratrice, elle sera souvent vue de dos, assise sur une chaise au quartier Saint Sulpice, déambulant dans un cimetière en Italie, ou aperçue de loin dans le musée japonais.

De Proust aussi, viennent sans doute les phrases avec inversion du sujet, qui provoquent un effet d’attente, et le plaisir de découvrir des clausules rassurantes - ou inattendues. D’autant plus que des effets de registres permettent à une réflexion ingénue ou familière de clore une analyse alambiquée..

On trouve aussi des images récurrentes, celles d’une femme entraînant dans son sillage parfois des abeilles ou des petits poissons J

N’oublions pas l’humour des méprises, le cocasse des quiproquos, les jeux sur le langage (l’épisode de la robe de miel, l’activité de la ruche des coulisses du défilé, l’essaim des assistants etc.) et une délectation pour des digressions, sur le parfum du chocolat.

D’autres éléments seraient pourtant plus inquiétants : la présence d’un flacon d’acide chlorhydrique dans la main du narrateur/guetteur laisse entendre des desseins criminels, le séjour en Italie se déroule à la marge d’un incendie et d’activités clandestines.

La langue occupe le premier plan jusque dans de fines analyses des raisonnements du cœur :

 Je cite : Si Marie m’agaçait ainsi « quand » elle n’était pas là, c’était peut être tout simplement « parce que » elle n’était pas là, écho des « parce que » proustiens  souvent traduisibles en « quoique méconnus ».

Cette parenté n’est certainement pas pour me déplaire, et la densité de scènes juxtaposées (telle scène du présent se superposant grâce à la mémoire à une scène semblable dans le passé) donne une intensité au vécu des personnages, une épaisseur symbolique aux épisodes.

Je suis donc très agréablement surpris par cette première lecture de Jean Philippe Toussaint, avec lequel je me retrouve en pays de connaissance.

Rotko - Avrillé - 50 ans - 13 mai 2014