Tombé hors du temps : Récit pour voix
de David Grossman

critiqué par Pucksimberg, le 4 février 2014
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Un texte bouleversant
Cinq ans après la mort de son fils, un homme décide de partir pour se rendre "là-bas", afin de se rapprocher de celui qui a disparu. Sur son chemin, il croisera d'autres personnages qui ont aussi perdu un enfant. Le cordonnier, la sage-femme, la ramendeuse de filets, le centaure uniront leur voix pour exprimer leur douleur et formuler l'indicible ... Dans ce cadre symbolique, évolue aussi un chroniqueur qui interroge tous ces personnages sur leurs maux.

Ce texte emprunte à de nombreux genres. Il est sous-titré "récit à plusieurs voix" et rappelle le roman, le dialogue théâtral et la poésie. Les dialogues sont en vers ou en prose. D'emblée, la structure déstabilise et renoue avec une langue évocatrice, riche et imagée. Les personnages se demandent comment définir la perte d'un enfant, comment trouver le mot juste pour évoquer l'indicible. pour ce faire, David Grossman innove en utilisant l'italique et les caractères gras, invente aussi un nouveau signe de ponctuation "---", crée des mots comme si l'on avait besoin d'une nouvelle langue pour décrire cette souffrance que le langage ne parvient pas à saisir.

Le centaure, "mi-écrivain mi-bureau", est une figure de l'écrivain. Quand on sait que David Grossman a perdu son fils en 2006, le regard que nous portons sur ce texte n'est plus le même. On aurait pu prendre ce dialogue pour un simple témoignage, mais il n'en est rien ! Par ces personnages, par la force des images, par ces lieux symboliques ( muraille ... ), cette oeuvre devient universelle. A la manière des textes mythiques, l'auteur évoque une souffrance qui aura du sens, malheureusement, pour beaucoup de lecteurs. L'auteur en parle avec justesse, force et dignité. Ce ne sont en rien des confidences larmoyantes.

Une oeuvre unique qui par son humanité permet de réchauffer les âmes.
Merci pour cette lecture commune! 10 étoiles

Dans beaucoup de langues, il n'existe pas de mots pour qualifier ceux qui ont perdu un enfant. Parce que ce n'est pas dicible? Le mot existe en hébreu, mais qu'est-ce qu'un simple mot pour faire-part du tsunami d'émotions qui nous noie à un instant donné, et dont les vagues ne cesseront jamais de nous submerger au fil du temps ( eux sont " tombés hors du temps, très belle image) jusqu'à notre propre mort, même si leur violence diminue.
David Grossman a donc perdu son fils, Uri, pendant qu'il écrivait un livre au titre prémonitoire, Une femme fuyant l’annonce.
Il est resté longtemps, tel le centaure-écrivain du texte, à chercher " les mots pour le dire".
Est ce que ces mots existent?
Il existe en tout cas une imposante littérature du deuil . Et dans celle-ci, beaucoup de livres , tous dignes d'intérêts, témoignant de la perte d'un enfant. Des parents qui ont cherché aussi à communiquer leur immense douleur.
Victor Hugo avait aussi écrit de la poésie , Demain dès l'aube, pour sa fille Léopoldine.
Un musicien s'exprimera par la musique , tel Mahler dans ses déchirants Kindertotenlieder.
Un écrivain cherchera les mots, d'autres ont creusé encore et encore dans toute leur oeuvre , et je pense à Philippe Forest, l'incompréhension devant cette injustice suprême qu'est la mort d'un enfant.
Et puis il y a beaucoup de témoignages. David Grossman a reçu beaucoup de lettres de témoignages , et c'est peut être l'origine de ce conte tragique ," récit pour voix".
Un duché, avec son Duc et sa duchesse, un chroniqueur, la voix off, chargé de rapporter au Duc les actions des habitants.
Et puis un homme et sa femme. Cinq ans se sont écoulés depuis la mort du fils. Et, soudain, l'homme se lève et se met à marcher. Parce qu'il le faut.
La femme ne le suit pas, elle semble, elle, avoir parcouru pendant ces cinq ans, le chemin du deuil et ses étapes:
"Mais nous nous le sommes promis
Nous en avons fait le serment
Nous serons, nous aurons le mal
De lui, il nous manquera
Et nous vivrons.
Alors que se passe-t-il, maintenant,
Que s'est-il passé tout d'un coup
Pour que tu déchires tout
Comme ça?"
Mais, à la suite de l'homme, d'autres voix se lèvent d'un peu partout dans ce Duché ( même celle du Duc, de sa femme et du chroniqueur de la ville..) et on s'aperçoit que ce lieu ne regroupe que des parents en deuil. Ils sont tous différents, s'expriment de manière différente ( tout n'est pas poésie, dans le texte) et ont chacun leur histoire. Dont ils n'ont pas pu parler. Et la parole d'un homme libère la leur, et cela devient un choeur, très dissonant au départ, mais comme dans tous les choeurs, leurs voix vont se rejoindre et se répondre, chacun trouvant à sa manière les mots pour le dire.
En fait, on retrouve très bien les cinq étapes du deuil , telles que décrites cliniquement:
La sidération, ou le déni: pendant 5 ans ( plus pour d'autres), ils n'en ont pas parlé.
La colère: l'homme se lève et part, le " ce n'est pas possible"
Le marchandage: les revoir, une fois..
La dépression: ici, la muraille à laquelle ils se heurtent
L'acceptation et la parole possible qui implique de réaliser .
"Je veux apprendre à séparer
La mémoire
De la douleur. du moins en partie,
Autant que possible, afin que tout le passé
Ne soit pas à ce point imprégné de douleur."
Il faut accepter de se laisser porter par ce texte , déconcertant au départ, de l'arrêter, d'y revenir, il est vraiment déchirant. Et magnifique.
Un grand bravo aussi au traducteur, Emmanuel Moses.

Paofaia - Moorea - - ans - 19 février 2014