Le fil des kilomètres
de Christian Guay-Poliquin

critiqué par Libris québécis, le 17 janvier 2014
(Montréal - 82 ans)


La note:  étoiles
Sur la route du père
Si Joachim du Bellay avait vécu au Canada, son célèbre sonnet commencerait peut-être ainsi :
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit l’Alberta,
Et puis est retourné, meurtri par son état,
Vivre avec son père le reste de son âge !

L’absence de repères géographiques n’empêche pas de croire que le héros s’est installé en Alberta, terre de toutes les promesses à cause de ses sables bitumineux. Venu du Québec comme mécanicien de machinerie lourde, il vit un point tournant de son existence. Abandonné de sa femme après qu’elle eut raté son suicide, et inquiété par une lettre de son père acculé à la faillite de la mémoire, il profite d’une panne d’électricité généralisée pour rayer tout le pays afin de surgir devant lui comme une surprise de l’oubli. Partir sans avertissement pour s’occuper de son géniteur, pour racheter quelques erreurs, pour l’accompagner dans le sentier menant au Créateur.

Au volant de sa petite voiture rouge déglinguée, le héros met le cap sur l’est. En compagnie de son chat, qu’il emprisonne dans une boite de carton, il entreprend un périple d’au moins trois jours. L’asphalte déroule son tapis gris. Le voyage n’est pas à la fête d’autant plus que la panne d’électricité prive le paysage de se montrer sous son maquillage. Ce contexte explique la décision de l’auteur de taire le nom des villages devenus des agglomérations fantômes. Le roman baigne ainsi dans une atmosphère apocalyptique rappelant la crise du verglas de 1998, qui a privé le Québec d’électricité pendant 26 jours. L’occasion est bonne pour les profiteurs. Ils s’organisent pour rationner l’essence et les vivres. L’essence se vend au centuple de son prix, les denrées sont tout aussi onéreuses. C’est la désolation la plus totale, qui confine chacun chez soi. S’aventurer sur les routes, c’est courir à sa perte. La panne sèche attend les automobilistes et les camionneurs, obligés rapidement de ranger leurs véhicules le long des voies de circulation.

Malgré ces inconvénients, le héros suit le fil des 4736 kilomètres qui le séparent de son père. C’est une question de vie et de mort qu’il soupèse dans la fumée des cigarettes qu’il consume et sous l’effet de l’alcool quand il réussit à négocier le prix de la bière. À quelqu’un, malheur est bon. Les fricoteurs font des affaires d’or, surtout en ravitaillant l’essence qu’ils revendent en quantité infinitésimale à des prix exorbitants. Ce long voyage est plus que difficile tant les obstacles sont nombreux. Mais rien n’est trop cher pour réaliser son rêve le plus cher. L’argent ne règle pas tout. Être confronté sans cesse avec soi-même pendant cette isolation volontaire du monde exige une force de caractère peu commune. Pour briser l’opacité de sa solitude, il fait monter une autostoppeuse qui n’a pas froid aux yeux. Mais leurs conversations limitées à leur fatigue et à leur désir de franchir la distance à parcourir ne parviennent pas à percer la chape de plomb que leur impose un pays privé d’électricité. C’est la grande noirceur au cœur des cités qui perdent leur ouverture sur autrui. C’est la guerre du chacun pour soi.

Ce premier roman est un tableau presque mythique de la vie que l’on mène. Apparenté à Volkswagen Blues de Jacques Poulin, Le Fil des kilomètres raconte l’histoire d’une filiation qui s’est effritée. Le héros tente de renouer des liens qui tombent en lambeaux. Comme mécanicien, il s’y connaît en rafistolage pour redonner au passé son auréole glorieuse. La nécessité d’agir en ce sens est impérative. Sans amarres, l’humanité risque d’écouter, comme Ulysse, le chant des sirènes qui causera sa perte.

C’est un sujet éminemment poétique. Une poésie de l’urgence, de la mémoire, de l’attachement pour arriver à bon port. C’est avec simplicité que l’auteur a navigué au milieu des écueils pour éviter la catastrophe que Cormac McCarthy a aussi prévue dans The Road.