Si l'Argentine est un roman de Arnaldo Calveyra

Si l'Argentine est un roman de Arnaldo Calveyra

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine , Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Falgo, le 8 janvier 2014 (Lentilly, Inscrit le 30 mai 2008, 84 ans)
La note : 10 étoiles
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L'âme argentine

Je trouve chez Roberto Bolano (Le gaucho insupportable, p.25) cette phrase: "L'Argentine est un roman, leur disait-il, donc elle est fausse, au moins menteuse." Il est étonnant - et au fond peut-être pas - de trouver une formulation si proche chez deux écrivains de la même génération, tentant, très différemment l'un de l'autre, d'exprimer leurs points de vue sur le même sujet: l'Argentine. Calveyra, poète argentin vivant à Paris depuis 1961, a, lui, voulu traduire dans un essai à la fois poétique et politique la question de l'identité de l'Argentine, pays en constante oscillation entre barbarie et civilisation.
Un de mes amis franco-argentins a cité à ce propos le dire, ancien, d'un de ses lointains cousins: "Les Argentins, ce sont des Noirs à peau blanche." Au-delà de l'évident caractère raciste des termes employés, il faut se demander quelle vérité y est contenue. C'est ce que fait Calveyra dans un tout autre langage. Il cherche à percer ce mystère: pourquoi l'Argentine en est-elle là où elle en est aujourd'hui? Il le formule, p.22-23, de la manière suivante: "Ou bien il s'agit une fois de plus de cette pauvreté de crève-la-faim, être argentin, être en Argentine: pauvres à l'extérieur, pauvres à l'intérieur, pauvres sous tous les angles, pauvres car il n'existe pour nous qu'un terme de l'alternative, être pauvres, pauvres de racine, pauvres décidés à s'appauvrir pour appauvrir ce que le sort nous aura donné, incapables de vénérer, impuissants à exalter, pauvres de ce que l'on peut nous offrir, capables d'inoculer la pauvreté dans le paysage le plus extraordinaire, incapables d'échanger la baguette du pauvre qui nous fut impartie lors du grand partage?" Et il fait exprimer sa méthode par l'un des protagonistes du livre, p.190: "(ce livre) écrivez-le comme un homéopathe prépare et propose un médicament: non pour guérir sur l'heure la maladie, mais pour modifier peu à peu le terrain sur lequel elle prospère." Il convoque pour cela de grands noms de la littérature argentine (Borgès évidemment, Sarmiento, Martinez Estrada, Hudson, Mansilla, Hernandez, etc.) et sa vaste culture.
Si j'ai bien lu ce livre, ce dont je doute compte tenu de sa complexité, les sources de cette pauvreté sont multiples. Il y a d'abord cette tension, toujours palpable, entre les "unitaires", partisans d'un pouvoir central fort qui ont finalement gagné, et les "fédéraux", tentés par une plus grande indépendance locale. Cette opposition nous parle, à nous autres français, héritiers des jacobins et des girondins. Puis la conquête, qui a massacré des centaines de milliers d'indiens, de cette terre immense reste comme une tache indélébile dans la mentalité collective, faisant encore actuellement de chaque argentin un génocidaire déchiré ayant gagné le droit de vivre sur le cadavre de l'autre. Ayant conquis un tel territoire, ils n'ont pas complètement intégré ceux qui sont venus les aider à l'occuper, chaque communauté entrante conservant une solidarité interne qui ne se fond pas dans un projet collectif. Cette tendance se trouve renforcée par les séquelles de la colonisation qui ont construit une mentalité de colonisé conduisant à toujours rejeter la responsabilité sur l'extérieur: le colonisateur, l'étranger qui exploite les ressources internes et auquel prête main-forte une élite argentine qui se situe à la fois dedans et dehors.
Tout ceci crée "un romantisme bon marché, celui qui est précisément encouragé, approuvé et propagé par les gouvernements de facture populiste." (p.70) Depuis Peron, mais même avant lui, le populisme a utilisé la tendance générale à la dépendance, à la remise de son destin à un autre. On change les têtes, mais chaque dirigeant finit par exploiter les mêmes filons (clientélisme, corruption, menaces, violences), chacun étant dosé selon la période et l'individu.
J'ai essayé en quelques phrases plus ou moins logiquement construites de restituer le contenu d'un texte foisonnant, poétique, déstructuré, d'une grande complexité. Si je m'y suis intéressé, c'est que par de nombreux aspects la France me semble progressivement "s'argentiniser". Ce n'est donc pas seulement à ceux qui aiment l'Argentine que s'adresse ce livre, mais aussi à ceux qui réfléchissent sur notre destin. En fait, derrière le texte poétique se dessine un grand livre politique.

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