La démocratie d'une crise à l'autre
de Marcel Gauchet

critiqué par Eric Eliès, le 21 décembre 2013
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Considérations philosophiques, dans une perspective historique, sur la crise actuelle de la démocratie
Ce livre de Marcel Gauchet est si condensé qu’il est difficile d’en proposer un résumé. La grande densité des 54 pages de cet essai n’altère pas sa clarté mais ne permet pas à l’auteur de véritablement étayer sa démonstration des fondements de la crise actuelle de la démocratie : il s’agit d’un exposé synthétique où l’auteur se limite à présenter les prémisses et les conclusions de sa pensée, sans développer un cheminement intellectuel qui mériterait davantage d’explications (nota : elles sont détaillées dans les quatre volumes de "L'avènement de la démocratie", que je n'ai pas lus).

Pour Marcel Gauchet, la démocratie est actuellement confrontée à une crise de croissance. Cette crise est profonde et réelle, même si quelques beaux esprits la nient en arguant que la contestation et la contradiction constituent le mode de fonctionnement normal des démocraties. La démocratie succède à l’âge des religions, qui structuraient l’organisation de la société. Cette rupture a provoqué la première crise de croissance des démocraties, qui ont subi l’attaque des régimes totalitaires tentant de rétablir partiellement l’ordre ancien. Cet ordre hétéronome (essentiellement d’ordre divin) était établi sur une hiérarchie et une organisation du pouvoir justifiées par le souci de maintenir la cohérence et la pérennité d’une organisation sociale structurée par les traditions héritées du passé. La conjoncture historique issue de la seconde guerre mondiale a consacré la suprématie du principe démocratique, qui n’est plus remis en cause. Pourtant, la démocratie est aujourd’hui en danger parce que les ruptures qu’elle a engendrées sapent ses propres fondations et la menacent d’autodestruction.

La rupture démocratique est, en même temps, un processus de sortie de la religion et une conquête de l’autonomie sociale, qui s’est étalée sur plusieurs siècles selon trois directions qui constituent les principes fondateurs de la démocratie : l’avènement de l’Etat en remplacement de l’ancien pouvoir médiateur par lequel s’opérait l’assujettissement de l’ordre humain à un principe transcendant ; l’avènement du droit des individus, fondé sur les principes du droit naturel, qui érige l’égalité et le libre accord des personnes en seuls principes de légitimité ; le renversement de la perspective historique d’élaboration du corps social qui n’œuvre plus à la perpétuation d’un ordre traditionnel mais cherche à construire un ordre juste en se projetant vers l’avenir.

Après la seconde guerre mondiale, les démocraties ont su faire la preuve de leur vitalité et de leur capacité à surmonter les difficultés posées par la perte des repères traditionnels qui fondaient l’organisation de la société. Aujourd’hui, les principes mêmes de la démocratie, qui ont permis son triomphe universaliste, érodent la capacité des gouvernants à diriger la société et créent, au nom des valeurs individuelles, les conditions d’émergence d’un individualisme de masse qui génère un risque de déliquescence des valeurs communautaires. Les trois principes fondateurs sont potentiellement antagonistes car chacun peut prétendre seul à réguler et définir la forme de la société. Actuellement, même s’il y a eu approfondissement simultané de ces trois principes, le droit des individus l’emporte et tend à devenir le pilier principal de la société, nous empêchant de concilier harmonieusement les exigences des libertés individuelles avec les nécessités de l’autoproduction du futur et avec les impératifs de la forme et de la gouvernance politiques. Les gouvernements n’ont plus qu’un rôle de représentation et ne dirigent plus la société qui ignore le sens du futur qu’elle élabore, faute de pouvoir se projeter sur des bases stables au-delà de l’horizon du présent immédiat.

La démocratie actuelle a libéré l’individu, tout en surmontant la menace des totalitarismes, en effectuant une synthèse des principes de la démocratie politique avec les principes de l’économie libérale, qui a accentué l’autonomie de l’individu et achevé le processus de sortie des religions. Mais cette liberté a changé le paradigme de la société de masse (constituée de classes et de groupes sociaux) et l’a subvertie en individualisme de masse dans les années 1980, notamment sous l’effet de l’évolution de l’Etat-nation en Etat-social (modèle de l’Etat Providence). Le triomphe des libertés individuelles consacre l’avènement de la démocratie des droits de l’homme, qui était l’objectif initial de la Révolution, mais il s’accompagne, en raison de la portée universaliste des valeurs démocratiques, d’une conceptualisation de l’individu en être abstrait ; ce processus tend à détacher la démocratie « idéale » des formes réelles dans lesquelles elle s’actualise et coupe les sociétés démocratiques des racines historiques qui ont permis leur épanouissement. Alors que le futur est indistinct, le passé devient de plus en plus trouble et épouse confusément les contours d’un âge de barbarie.
La démocratie a changé de sens : alors qu’elle désignait la capacité d’autogouvernement de la puissance collective, elle est devenue l’espace d’épanouissement des libertés individuelles dotées du droit de s’opposer à la puissance collective. Plus la démocratie règne, moins elle gouverne. L’inflexion vers une démocratie minimale se fait aux dépens du pouvoir politique dont les prérogatives ont été progressivement rognées. Le politique a perdu sa légitimité à organiser la société : il n’exercice plus qu’un rôle d’arbitrages et de recherches de compromis dans le libre jeu des libertés individuelles orientées par leurs propres intérêts. Paradoxalement, la défense des particularités alimente l’apparition d’oligarchies chargées de porter et défendre ces intérêts. L’orientation politique et économique résulte du consensus dégagé par les relations entre ces acteurs, qui échappent à la délibération publique et à l’imputation des responsabilités. La démocratie minimale évide les fondements de la démocratie libérale car le pouvoir est à la fois frappé d’impuissance et soupçonné d’illégitimité.

L’enjeu de la crise des fondations de la démocratie libérale est de parvenir à trouver le juste point d’équilibre entre les exigences des libertés individuelles et les conditions d’efficacité du pouvoir politique. Il ne s’agit pas de revenir sur les acquis des libertés individuelles mais de les inscrire dans une perspective d’intérêt commun. A court terme, la crise va probablement s’aggraver. A long terme, nous pouvons être optimistes : la démocratie a fait la preuve de sa capacité à évoluer et à se structurer ; de toute façon, la contrainte écologique nous impose une recomposition qui place la maîtrise réfléchie de l’histoire au centre de la délibération publique.