Sang noir
de Frédéric Chabaud (Scénario), Julien Monier (Dessin)

critiqué par JulesRomans, le 24 décembre 2013
(Nantes - 66 ans)


La note:  étoiles
Sang noir et épais tourments
Cet album est destiné à rendre hommage à l’action durant la Première Guerre mondiale des tirailleurs sénégalais, il a été conçu dans le même esprit que "Demba Diop, la force des rochers" chez le même éditeur mais avec des auteurs différents. Toutefois l’univers africain de l’été 1914 y est plus largement développé puisqu’il bénéficie d’une vingtaine de pages. L’illustration, en particulier par le choix des couleurs, sait y rendre une atmosphère de mystères, d’occupations et de relations régis par les traditions.

Des pages sont consacrées à la formation des soldats en Afrique puis à Marseille, ce qui nous vaut (en les rajoutant aux planches de la fin du récit) de nombreuses images de la cité phocéenne. La découverte mutuelle des Africains et des Européens est mise en scène pour non seulement l’univers des militaires mais aussi celui des civils.

En septembre 1915 le héros Yacouba Ndaw (également narrateur) et ses compagnons partent sur le front en Champagne et il y eût effectivement des sanglantes offensives là à cette époque dans la Marne. La ferme de Navarin, à peu près à mi-distance de Reims et Châlons-en-Champagne, est évoquée fort à propos. La guerre des tranchées est rendue dans les illustrations avec une juste sobriété qui permet au lecteur de continuer sa lecture sans être trop traumatisé. Une vignette évoque comment la propagande allemande dénonçait l’emploi de soldats noirs. Introduire des travailleurs indochinois dans le récit est fort pertinent, car ils constituèrent une force de travail importante du côté français de la zone des armées.

La dernière partie montre que le héros s’est installé à Marseille dans les Années folles et sa rencontre avec son ancien lieutenant est prétexte à évoquer l’Allemagne nazie persécutant les juifs dont les pères ont servi leur pays et certains Marseillais tenant des propos aux accents racistes vis-à-vis de Yacouba Ndaw.

Voilà donc une excellente BD, du moins si on la débute à la page 7. Le récit commence avec Jaurès le 31 juillet 1914, il vient effectivement de voir Abel Ferry en charge du sous-secrétariat aux Affaires étrangères. Pourraient être authentiques les mots de ce dernier prédisant à Jaurès qu’il va se faire assassiner au cas où il dénoncerait les ministres fauteurs de guerre (et non qu’il lancerait un mot d’ordre de grève). Voici une BD qui m’a fait lire "L’Armée nouvelle" de Jaurès sur Gallica et je n’y ai pas trouvé l’ombre d’une idée d’emploi des troupes coloniales.

L’histoire débute avec trois pages consacrées uniquement aux quelques heures qui précèdent l’assassinat de Jaurès. Ce dernier déclare à un journaliste de "L’Humanité" que la France pourra gagner la guerre grâce aux troupes coloniales et juste avant de se faire assassiner il pense dans cet album en des termes bien peu orthodoxes :

« Pourtant il faut se rendre à l’évidence. Cette guerre est inéluctable. On ne peut aller contre l’histoire, la guerre est en marche. Elle est toute proche… Et si nous devons entrer en guerre, l’armée coloniale aura son mot à dire, cela permettra peut-être l’émancipation des peuples ».

Rappelons que Jaurès passe toute son énergie à éviter la guerre et que pour tous les Français si guerre il y a elle sera courte, donc sans la présence des tirailleurs sénégalais qu’il faut faire venir et qu’il faut garder en Afrique pour dissuader d’éventuelles révoltes. Le chantre de l’idée que le sang versé par les colonisés leur donnera de nouveaux droits, c’est Blaise Diagne député noir de Saint-Louis du Sénégal, et ceci vers la fin du conflit. Faire de la BD historique c’est aussi penser que l’on peut introduire des idées fausses dans la tête de ses lecteurs (qui à de très rares exceptions) n’auront pas l’occasion d’invalider les propos tenus. De plus un livre qui est fait pour appeler à une juste reconnaissance de l’action des troupes coloniales n’a pas à utiliser la mémoire de Jaurès en biaisant sa pensée.

On notera que l’ouvrage se termine par quatre pages autour essentiellement de la colonisation et des tirailleurs dits "sénégalais" à partir du moment où ils venaient d’Afrique noire. Une présentation courte de Jaurès n’évite pas au minimum une simplification abusive.