Considérations sur le malheur arabe
de Samir Kassir

critiqué par Eric Eliès, le 8 décembre 2013
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Libre considérations d'un intellectuel libanais sur les malheurs du monde arabe et sur les moyens d'en sortir
Ce livre de Samir Kassir ne se veut pas un essai politique ou historique : il présente les réflexions personnelles et subjectives d’un intellectuel arabe désireux d’analyser les causes et les remèdes possibles au marasme actuel du monde arabe. Ecrit en 2004 avant les révolutions du monde arabe, qu’il ne prophétise pas, il reste pourtant d’actualité car les blocages de la société arabe et la menace de l’islamisme radical demeurent aussi prégnants. Je résume ci-dessous, de manière détaillée, la thèse de l’auteur. Je n'ai omis que la longue digression sur le facteur géographique, qui a placé le monde arabe dans une situation de confrontation permanente avec l'Europe.

Les populations du monde arabe se caractérisent par leur pessimisme profond et par un fort sentiment d’impuissance sur lequel prospère l’islamisme radical. Face au constat apparent de la décadence des civilisations arabes, l’islamisme promeut, en s’appuyant sur une lecture biaisée du Coran et un anti-occidentalisme attisé par la suprématie américaine, un retour à l’âge d’or des premières décennies de l’islam vécues sous le règne du prophète.

Contrairement à l’Asie et à l’Amérique latine, voire même certaines régions d’Afrique, où des Etats dynamiques ont su démocratiser leur organisation politique, déclencher un cycle de croissance économique et/ou développer des savoir-faire technologiques que jalousent même les puissances occidentales, les Etats arabes, malgré la diversité de leur situation respective, semblent tous, depuis quelques décennies, englués dans l’immobilisme et le ressassement du « malheur d’être arabe ».

Le marasme du monde arabe n’est pas lié à l’exaltation avortée du panarabisme. Même considérés individuellement, tous les Etats arabes, du Maroc à la péninsule arabique, symbolisent, à des degrés divers, l’échec et l’impasse du monde arabe. Y compris au Qatar et dans les Emirats, où la modernisation, malgré son éclat évident dans la splendeur des gratte-ciel, est un trompe-l’œil car elle n’est pas accompagné d’une évolution du corps social. La société est cadenassée par l’absence de démocratie qui empêche la liberté d’expression et ne permet pas le débat politique. La citoyenneté n’est pas un concept enraciné dans les pays arabes où les dirigeants (monarques et dictateurs) n’exercent leur souveraineté que sur des sujets dont ils attendent soumission. Ainsi, l’unité de l’Etat est souvent remise en cause par des clivages et des menaces de scission. L’opposition politique au souverain n’existe pas sauf quand elle est tolérée pour donner l’illusion d’un degré de liberté d’expression, violemment réprimé dès qu’il commence à acquérir un pouvoir d’influence réel sur l’évolution du corps social (cf Algérie en 1992).

Sur la scène internationale, les pays arabes ressentent cruellement, depuis la création d’Israël qui consacre le maintien d'une domination étrangère malgré la fin de la période coloniale, leur impuissance à s’affirmer, à la fois militairement et diplomatiquement. La 2ème guerre d’Irak a démontré qu’aucun pays arabe n’était de taille à s’opposer aux USA et a même provoqué la résurgence des anciens modèles de tutelle.

La religion est actuellement le seul exutoire à la frustration des populations constatant les malheurs du monde arabe. L’essor de l’islam radical, qui est une sorte de millénarisme totalitaire cristallisant les peurs et les attentes, est dû en grande partie à une mauvaise lecture de l’Histoire, assimilée à une longue décadence continue depuis la dynastie des Abbassides (l’âge d’or). Même s’il se revendique anti-occidental, l’islamisme radical est d’abord une réponse aux échecs internes et à l’incurie politique des Etats arabes. Mais c’est une réponse populiste, dont l’essor présente de fortes analogies avec les mécanismes qui ont permis aux partis fascistes d’accéder au pouvoir en Europe, et qui postule l’incapacité de la société arabe à se moderniser.

Les arabes considèrent leur Histoire comme intimement liée au développement de l’Islam, marqué par un Âge d’or suivi d’une décadence continue que n’a pas pu enrayer la «Nahda», brève renaissance qui s’est épanouie au 19ème siècle avant de s’effondrer. Cette lecture est erronée car les civilisations du monde arabe avaient commencé à s’épanouir bien avant l’avènement de l’islam et ont démontré, au long des siècles, des qualités militaires (contre les croisés chrétiens et contre les Mongols) et intellectuelles (développement des arts, assimilation de l’héritage philosophique grec et d’autres cultures démontrant pour la première fois l’universalité de la Raison, naissance de l’encyclopédisme [Ibn Khaldoun], etc.) qui vont à l’encontre d’un constat de décadence continue. La société arabe a su s'adapter à la modernité mais sa modernisation fut essentiellement une occidentalisation, nourrie par les valeurs de la Révolution française et de la Grande Transformation.

La modernisation a diffusé l’idée de nation et éveillé, de manière similaire à la cristallisation patriotique en Italie, le sentiment d’une identité culturelle et nationale propre au monde arabe. Au-delà de cette affirmation politique, la Nahda s’est accompagnée d’importantes réformes administratives (notamment en Turquie et en Egypte) qui ont posé les fondements d’une Constitution et de l’Etat de droit. A la fin du XIX et au début du XX, le monde arabe et ottoman évolue avec un extraordinaire dynamisme ; il se construit par rapport à l’Occident en s’ouvrant à tous les débats d’idées (socialisme, féminisme, rationalisme scientifique, etc.). La langue arabe elle-même se transforme, sous l’effet des nombreux travaux de traduction (dont la Bible !) et des œuvres d’auteurs arabes qui ajoutent à la littérature traditionnelle les modes d’expression nouveaux du théâtre et du roman. Des idées nouvelles bouleversent la société, notamment en matière de presse et d’éducation qui se libéralisent et propagent les thèses progressistes sans générer de clivage avec les valeurs de l’islam. Les grands réformistes musulmans (comme Al-Afghâni et ‘Abduh), tout en prêchant la résistance à l’Occident, pratiquent un rationalisme éclairé qui démontre l’inanité de l’opposition, souvent affichée, entre islam et modernité.

Malgré l’échec de sa dimension patriotique face aux impérialismes européens, la « nahda » continue, tout au long du XXème siècle, d’inspirer la volonté d’émancipation du monde arabe en prenant pour modèle les idéologies occidentales (le jacobinisme de l’Etat français inspire la réflexion politique, le nationalisme linguistique se nourrit de Fichte, etc.). Néanmoins, elle suscite également dans les pays arabes des réactions hostiles (création des « frères musulmans ») au sein des milieux conservateurs révoltés par les mutations rapides de la société. L’opposition à l’Occident est attisée par le soutien sans faille que les USA et les Européens apportent à la construction d’Israël sur les décombres de la Palestine mais elle ne remet pas en cause la volonté de modernisation, qui culmine dans l’expression artistique et l’émancipation des femmes, plus libres dans le monde arabe que dans certains pays d’Europe comme l’Espagne de Franco… Seule les pays de la péninsule arabique restent en marge de cette évolution et limitent la modernisation à l’acquisition d’équipements et de biens technologiques.

C’est le renoncement à cette modernité acquise qui, plus que les difficultés d’affirmation du nationalisme arabe après la conquête des indépendances (dues essentiellement au jeu des grandes puissances dans le contexte de la guerre froide), est la cause actuelle des malheurs du monde arabe. En effet, les ressources du pétrole ont permis aux pays de la péninsule arabique, qui étaient les pays les plus culturellement arriérés du monde arabe, de s’imposer sur la scène internationale et de niveler par le bas les valeurs de progrès et d’émancipation. Ainsi, c’est l’irruption des Saoudiens et des Koweitiens sur la scène politique arabe qui va permettre de banaliser à nouveau le port du voile, qui avait été progressivement abandonné après les années 20…

Le malheur arabe est aujourd’hui si profond qu’il tend à générer un complexe de victimisation au sein des peuples, qui se considèrent comme la principale cible historique de la politique de puissance menée par l’Occident. L’échec du nationalisme arabe a préparé le terrain du nationalisme islamique. Ne voyant plus que le djihad radical comme exutoire possible à leurs impuissances et à leurs frustrations, attisées par la présentation médiatique des évènements (notamment celle faite par Al-Jazira), les Arabes cultivent une culture de mort qui, depuis la révolution iranienne, encense le martyr et le recours aux attentats. La radicalisation et l’islamisation du combat politique (tendances nées chez les chiites mais qui ont fait de nombreux émules chez les sunnites) confortent les défenseurs de la dangereuse thèse d’Huntington sur le choc des civilisations. Pour sortir de sa crise profonde, le monde arabe doit cesser de considérer l’altérité des autres civilisations comme une menace et reconnaître l’universalité des valeurs démocratiques. Malgré les difficultés et les tensions générées par la prédominance des régimes autoritaires et des mouvements islamistes, il faut noter que les champs de la culture (littérature, musique, cinéma, etc.) et des médias (notamment sous l’impulsion d’internet) démontrent un grand dynamisme aptes à insérer le monde arabe dans la mosaïque mondiale sans pouvoir encore, hélas, influer en profondeur sur la structure de la société arabe. Il n’est pas possible, en l’état de l’hégémonie occidentale et des structures sociales du monde arabe, de faire preuve d’optimisme à court terme ; néanmoins, si les Arabes cessent enfin de se complaire dans les fantasmes de leur grandeur passée, ils verront qu’ils disposent des atouts pour retrouver un équilibre qui enraye le sentiment de leur déclin et de leur déchéance…