La tourmente
de Vladimir Sorokine

critiqué par Myrco, le 15 janvier 2015
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
"Russie, où cours-tu donc ?" (*)
En pleine tempête de neige, le Docteur Platon Ilitch Garine veut absolument rejoindre le village de Dolgoïe dont les habitants victimes d'une inquiétante épidémie attendent de lui le vaccin salvateur. Le relais ne disposant plus de chevaux de poste, on lui trouve une solution de rechange en la personne de Kosma, dit Le Graillonneux, porteur de pain de son état, qui loue parfois ses services comme meneur d'un étrange équipage: une "trottinette", sorte de traîneau attelé d'une cinquantaine d'adorables chevaux minuscules, objets de tous ses soins et de sa tendresse.
Et les voilà partis pour une course qui ne devait durer que quelques heures, sur une route non balisée, invisible sous la neige, dont ils peinent continuellement à retrouver la trace qu'ils ne cessent de perdre. D'avarie en avarie, de rencontre en rencontre, que trouveront-ils au bout de leur folle équipée?

Si Sorokine porte en lui l'héritage de la grande littérature russe du XIX ème, si son récit semble au départ devoir véhiculer toutes les représentations stéréotypées de la "russitude" éternelle, si sa langue bien que très fluide et accessible (beaucoup de dialogues), emprunte parfois un vocabulaire littéraire et archaïsant, pastichant le style de cette littérature du passé, soyez prévenu que vous risquez d'être étonné, désorienté, peut-être déconcerté par la manière dont il intègre ce matériau à la spécificité de son propre univers, vision troublante et singulière, ancrée dans la modernité, fruit d'une imagination débridée et qui, derrière le premier degré du récit interroge rien de moins que l'avenir de la Russie.

Il me semble qu'à ce stade, tout éclairage supplémentaire risquerait de biaiser votre appréhension de l'œuvre, or je voudrais surtout laisser intact votre plaisir de découverte. Sachez seulement que l'on peut apprécier ou non l'univers de Sorokine, mais on ne peut qu'admirer la maîtrise de son écriture: il nous offre là un récit remarquable dans sa construction, sa précision, jouant avec talent de plusieurs registres de langage... un régal littéraire qui m'aura tenue en haleine du début à la fin.
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Mais si vous avez envie d'en savoir un petit peu plus...

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Comme déjà dit précédemment, nous allons retrouver ici l'univers familier de la Russie traditionnelle: ces vastes étendues neigeuses, cette nature hostile, glacée, peuplée de loups, piège susceptible de se refermer sur l'homme qui s'y aventure, mais aussi cette hospitalité généreuse à l'endroit du voyageur égaré que l'on réconforte à la chaleur du samovar et de la vodka (mais pas seulement, vous verrez...).Si dans la 4ème de couverture, l'éditeur fait référence aux "Carnets d'un jeune médecin" de Boulgakov ou au fameux attelage de Tchitchikov dans "Les âmes mortes" dont Sorokine nous décline ici sa version pittoresque et inspirée, on pense plus encore à Tolstoï avec sa "Tempête de neige" ou son "Maître et serviteur".

Très vite cependant, dès les premières pages, nous éprouvons une curieuse impression, sommes un peu en perte de repères, l'auteur nous manipulant avec brio, en instillant par petites touches discrètes, des notations totalement anachroniques qui nous font nous interroger sur cet espace-temps dans lequel nous avions cru plonger et l'on en viendra à se dire que ce passé apparent où se côtoient des modes anciens et l'anticipation de technologies avancées est bien plus probablement une projection dans l'avenir.

Peu à peu, la fantaisie de Sorokine va nous entraîner dans un étonnant mélange de réalisme et d'éléments empruntés à l'univers du fantastique et de la science-fiction. Ici, des êtres humains ou animaux, minuscules ou géants, comme échappés d'un conte merveilleux, côtoient des individus de taille "normale"; là, des "vitaminovampires" maîtrisant des technologies du futur dealent une came (c'est bien le terme utilisé comme d'autres tout aussi contemporains) qui, à la fois prend l'aspect d'objets mystérieux avant de devenir volatile et ouvre l'accès, non plus à des paradis mais à des enfers artificiels permettant de mieux jouir de la vie ensuite !

Je pourrais mettre en lumière nombre de richesses que recèle ce texte, je ne citerai que le rêve du chaudron, véritable morceau d'anthologie!

Il semble par ailleurs évident que derrière le récit au premier degré, il faille chercher le sens de la fable et ce sera à l'appréciation de chacun.
Au travers du couple Kosma/Garine, c'est bien à l'image du rapport de forces entre le peuple et la classe dominante que nous renvoie Sorokine. Et dans ce rapport là, le peuple soumis et impuissant, voire contraint par la force brutale, se trouve inéluctablement entraîné, indépendamment de sa propre volonté, dans une course menée au nom de la civilisation et du progrès, vers une issue incertaine qui pourrait lui être fatale.
Quant à ce monde intemporel, à cheval sur le passé et le futur, mais dont le présent s'avère curieusement absent, est-ce à la régression de la Russie de Poutine qu'il nous renvoie ? Cette folle équipée, aveugle, figure-t-elle le cheminement de cette même Russie dont on ne sait où elle va ? La fin suggère d'ailleurs une indication.

Que voilà donc de la vraie littérature comme je l'aime ! Merci Monsieur Sorokine !

(*)Gogol dans "Les âmes mortes".