La route des Flandres de Claude Simon

La route des Flandres de Claude Simon

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Romur, le 6 décembre 2013 (Viroflay, Inscrit le 9 février 2008, 50 ans)
La note : 7 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 5 étoiles (39 792ème position).
Visites : 3 329 

Dur

Une unité de cavalerie est balayée dans la débâcle de 1940 (note : je savais qu’on n’était pas prêt pour cette guerre, mais je n’imaginais pas qu’on avait envoyé des cavaliers à cheval et sabre à la main !). Peu avant que les derniers débris ne soient faits prisonniers, le capitaine avance sabre au clair face à une mitrailleuse et se fait tuer.
Tout le récit est fait des souvenirs d’un des soldats, qui passe et repasse en mémoire les jours et les heures qui ont précédé, ceux qui ont suivi, ceux qu’il a passé dans le camp de prisonniers.

J’ai acheté ce livre car je voulais découvrir Claude Simon, prix Nobel français de littérature. Je n’avais pas noté qu’il fait partie du "nouveau roman" et de ses techniques littéraires... C’est certainement le livre le plus dur à lire (techniquement parlant) que j’ai jamais ouvert ! Dur à cause de la quasi absence de ponctuation et des aller-retours incessants entre le présent, le passé et le futur.

Néanmoins, c’est un livre qui mérite d’être lu. Il nécessite seulement une grande concentration et du temps pour se plonger dans le flux du récit, pour arriver à le suivre en se laissant porter le ressac des événements, pour se laisser imprégner par l’ambiance et les impressions.

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UNE MAGNIFIQUE ÉCRITURE...

8 étoiles

Critique de Septularisen (Luxembourg, Inscrit le 7 août 2004, 56 ans) - 11 octobre 2014

Je pourrais vous raconter beaucoup de choses sur ce livre, sur l’histoire, etc etc… Mais au fond, l’histoire n’est qu’un support, un écrin pour l’écriture de M. Claude SIMON.

Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas vous faire une critique, je vais seulement vous parler de la magnifique écriture de M. Claude SIMON, cette écriture dite du « nouveau roman », (sans majuscules, sans paragraphes, quasiment sans virgules et sans points...), dont le style est absolument unique, et il faut le reconnaître absolument incroyable. Inutile ici de m’étendre beaucoup plus… Je vous laisse lire et vous faire votre propre idée…
(la typographie est celle de l'auteur).

Georges le héros du livre, militaire français durant la défaite de 1940 se replie à cheval devant l'avancée allemande et nous décrit ce qu’il voit…

… et ce dut être par-là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j’étais pour ainsi dire englué, et peut-être parce que nous dûmes faire un détour pour l’éviter, et plutôt le devinant que le voyant : c’est à-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions, les voitures, les valises, les cadavres) quelque chose d’insolite, d’irréel, d’hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c’est à-dire ce qu’on savait, ce qu’on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue – Georges se demandant sans exactement se le demander, c’est à-dire constatant avec cette sorte d’étonnement paisible ou plutôt émoussé, usé et même presque complètement atrophié par ces dix jours au cours desquels il avait peu à peu cessé de s’étonner, abandonné une fois pour toutes cette position de l’esprit qui consiste à chercher une cause ou une explication logique à ce que l’on voit ou ce qui arrive : donc ne se demandant pas comment, constatant seulement que quoiqu’il n’eût pas plu depuis longtemps – du moins à sa connaissance – le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle, n’avait vécu que par sa permission et son intermédiaire (c’est-à-dire l’herbe et l’avoine dont le cheval s’était nourri) et était destiné à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, le recouvrant donc, l’enveloppant (à la façon de ces reptiles qui commencent par enduire leurs proies de bave ou de suc gastrique avant de les absorber) de cette boue liquide sécrétée par elle et qui semblait être déjà comme un sceau de l’engloutir lentement et définitivement dans son sein en faisant sans doute entendre comme un bruit de succion : pourtant (quoiqu’il semblât avoir été là depuis toujours, comme un de ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses deux pattes de devant repliées dans un posture fœtale d’agenouillement et de prière à la façon des membres antérieurs d’une mante religieuse, son cou raide, sa tête raide renversée dont la mâchoire ouverte laissait voir la tache violette du palais) il n’y avait pas longtemps qu’il avait été tué – car le sang était encore frais : une large tache rouge clair et grumeleuse, brillante comme un vernis, s’étalant sur ou plutôt hors de la croûte de boue et de poils collés comme s’il sourdait non d’un animal, d’une simple bête abattue, mais d’une inexpiable et sacrilège blessure faite par les hommes (à la façon dont, dans les légendes, l’eau ou le vin jaillissent de la roche ou d’une montagne frappée d’un bâton) au flanc argileux de la terre ; Georges le regardant tandis qu’il faisait machinalement décrire à sa monture un large demi-cercle pour le contourner (le cheval obéissant docilement sans faire d’écart ni presser le pas ni obliger son cavalier à le tenir serré pour le maîtriser, Georges pensait à l’agitation, l’espèce de mystérieuse frayeur qui s’emparait des cheveux lorsque, partant pour l’exercice, il leur arrivait de longer, au bout du champ de manœuvres, le mur de l’entreprise d’équarrissage, et alors les hennissements, les tintements des gourmettes, les jurons des hommes cramponnés aux rênes, pensant : « Et là-bas c’était seulement l’odeur. Mais maintenant même la vue d’un de leurs pareils mort ne leur fait plus rien, et sans doute marcheraient-ils même dessus, rien que parce que ça leur ferait trois pas de moins » pensant encore : « Et moi aussi d’ailleurs… »…

Et revoici exactement la même scène, 70 pages plus tard, mais, bien sûr, ce n’est pas tout à fait la même, car ici, intervient l'immense talent de M. Claude SIMON…

Georges, qui a tourné en rond avec sa monture, repasse exactement au même endroit qu'au paravant et il voit la même scène...

Et au bout d’un moment il le reconnut : ce qui était non un anguleux amas de boue séchée mais (les pattes osseuses, jointes et repliées en posture de prière, la carcasse à demi recouverte, absorbée par sa gangue d’argile – comme si déjà la terre avait commencé à la digérer – avec, sous la croûte dure et friable, son aspect, sa morphologie à la fois d’insecte et de crustacé) un cheval, ou plutôt ce qui avait été un cheval (hennissant, s’ébrouant dans les vertes prairies) et retournait maintenant, ou était déjà retourné à la terre originelle sans apparemment avoir eu besoin de passer par le stade intermédiaire de la putréfaction, c’est-à-dire par une sorte de transmutation ou de transsubstantiation accélérée, comme si la marge de temps normalement nécessaire au passage d’un règne à l’autre (de l’animal au minéral) avait été cette fois franchie d’un coup, « Mais, pensa-t-il, peut-être est-ce déjà demain, peut-être même y a-t-il des jours et des jours que nous sommes passés là sans que je m’en aperçoive. Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme est mort puisque pour lui hier tout à l’heure et demain ont définitivement cessé d’exister c’est-à-dire de le préoccuper c’est-à-dire de l’embêter… » Puis il vit les mouches. Non plus la large plaque de sang grumeleux et verni qu’il avait vue la première fois, mais une sorte de grouillement sombre, pensant : « Déjà », pensant : « Mais d’où sortent-elles toutes ? » jusqu’à ce qu’il se rendît compte qu’il n’y en avait pas tellement (pas au point de recouvrir la plaque) mais que le sang avait commencé à sécher, s’était maintenant terni, plutôt brun que rouge à présent (apparemment c’était la seule modification qui s’était produite depuis la première fois qu’il l’avait vu, de sorte que, pensa-t-il, il ne s’était probablement écoulé que quelques heures, ou peut-être une seul, ou peut-être même pas,…

Voilà, je n’ai rien d’autre à ajouter… ce n’est d’ailleurs pas vraiment nécessaire…

L’œuvre de Claude SIMON a été récompensée par le Prix Nobel de Littérature 1985.

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