Les mouettes
de Sándor Márai

critiqué par Pucksimberg, le 24 novembre 2013
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Une rencontre troublante.
Quelle belle langue ! Belle traduction aussi !
Sandor Marai a rédigé un texte bien mystérieux, étonnant et envoûtant.
Un haut fonctionnaire hongrois vient de transmettre aux hautes sphères du pouvoir un texte qui devrait modifier l'ordre des choses. L'auteur donne peu d'indications sur le contenu de ce document. Cet homme reçoit la visite d'une finlandaise qui a besoin d'un permis de séjour. Cette jeune femme le trouble au plus haut point car elle ressemble énormément à une femme qu'il a aimée et qui s'est suicidée. Qui est cette Aino Laine, dont le nom signifie "Unique vague" en finnois ? Est-ce l'être aimé qui revient du monde des morts ? Est-ce une simple coïncidence ?

S'ensuit un long dialogue, qui ne devait durer que 10 minutes et qui se poursuivra tout la nuit durant. La neige qui couvre Budapest contribue à créer un univers onirique et mystérieux et invite à se concentrer sur ce couple qui chercher à trouver un sens à sa rencontre.

Ce texte interroge le lecteur et nécessite une grande attention. Il touche souvent à des considérations philosophiques en lien avec le destin, Dieu, la guerre, le couple, l'identité ... Les comparaisons qui rattachent la guerre au destin sont frappantes. Les métaphores où Aino Laine et les mouettes sont rapprochées sont poétiques et donnent tout son sens à ce texte, où les peuples migrent, errent parfois ... Il est question de l'Histoire et de l'histoire personnelle. Avec ce roman, l'on a le sentiment que l'écrivain hongrois souhaite modifier notre rapport au monde et aux événements, nous rend une certaine sensibilité comme celle des animaux capables de pressentir certains faits.

Et puis, il y a cette écriture imagée, ce souffle, qui permettent d'être envoûté quand on lit ce texte. Les descriptions à l'opéra sont grandioses et mêlent d'une manière éloquent la musique, l'opéra et la mer ...
Jeu de Double à Budapest 9 étoiles

En Hongrie, en 1942, dans un ministère, un conseiller quadragénaire qui vient de rédiger un texte qui va changer la vie de millions de personnes, voit arriver une belle femme, Aino Laine qui se dit Finlandaise (comme Eino Laino le grand poète ?) en tous points identique à celle dont il était follement amoureux cinq ans auparavant et qu’il a malheureusement enterrée après qu’elle se soit suicidée. Il se souvient de ces moments d’amour et de douleur et se remémore la rencontre avec le père de la jeune femme qui accusait un grand scientifique d’avoir provoqué la mort de sa fille. Qui est cette jeune femme sosie de son amoureuse décédée ? Une morte-vivante venue lui rappeler son passé ? Une Mata Hari qui cherche à infiltrer les organes dirigeants de son pays ? Une simple coïncidence fortuite (« Se peut-il que d’autres exemplaires de moi se promènent à travers le temps et l’espace » ? Un étrange jeu de double s’instaure alors entre les deux membres de ce couple finno-ougrien, deux membres d’une tribu éclatée depuis des millénaires, dans le huis clos d’une nuit qui va décider l’avenir de tout un peuple. Tout semble double, les êtres paraissent être créés par paires, seuls d’infimes nuances pouvant les distinguer, des nuances fondamentales, déterminantes, essentielles.

Ce texte est aussi une interrogation sur l’identité, qui est qui dans ce sibyllin jeu de double ? Un questionnement sur le bonheur : « Le bonheur n’existe pas, mon garçon. Au fond de l’existence, il y a l’ennui et la faiblesse ». Un discours sur la destinée qui dirige et relie les êtres au-delà de leur volonté, « car il y a des couples, …, qu’une vague unique entraîne réellement l’un vers l’autre dans le cosmos et contraint à se rencontrer, ils ne peuvent échapper l’un à l’autre, même en fuyant, au Nord, à l’Ouest, fût-ce aux Indes ou même dans la mort… ». Une réflexion sur le fonctionnement de la société : tout peut se répéter à l’infini, recommencer éternellement comme si le nombre des scénarii possibles était limité.

Cette lecture m’a laissé une drôle d’impression, au cœur de la guerre, Sàndor Màrai n’écrit pas sur les actes de bravoure, les faits militaires, la haine, l’horreur, la bassesse, la traîtrise, l’héroïsme, … non, il écrit sur l’aspect merveilleux de la vie que nous ne savons pas voir et sur la puissance des relations qui rapproche les êtres et peut transcender les forces du mal. « La femme lui avait dit que l’on ne pouvait pas juger d’un simple point de vue humain tout ce qui se produit ». Peut-être veut-il nous conduire au-delà des analyses rationnelles dans un questionnement dont il ne connaît pas forcément lui-même la réponse, pour rechercher des explications à un comportement qui fut tellement inhumain. Une formidable capacité à prendre beaucoup de recul pour échapper aux explications trop évidentes, trop usitées et à envisager autre chose, d’autres comportements, d’autres aspects de la nature humaine. Des questions fondamentales, profondes, dérangeantes dans un livre magnifique, écrit dans un style raffiné, élégant, rappelant tous les grands textes de la littérature d’Europe centrale.

Il faut remercier l’éditeur de redonner à la littérature hongroise écrasée sous la chape du communisme, la place fondamentale qui est la sienne et saluer la traductrice qui a si bien su restituer l’ambiance et la sensibilité de ces textes si représentatifs de la culture qui prévalait encore dans « la Mitteleuropa » dans la première moitié du XX° siècle et de sublimer le romantisme suranné qui donne un charme désuet et une grande profondeur au texte de Màrai

Débézed - Besançon - 77 ans - 26 janvier 2014