Peau d'ogre de Vincent Eggericx

Peau d'ogre de Vincent Eggericx

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Stavroguine, le 18 novembre 2013 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 7 étoiles
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Voler Perséphone

Tout est convoqué, dans le roman de Vincent Eggericx pour ériger le fait divers au rang du mythe. Les contes de Charles Perrault, les mythes grecs, les saints chrétiens et la littérature s’y croisent dans une foison de références qui semblent faire de ce livre une version succincte de l’Ulysse de James Joyce. Le point de départ, en tout cas, n’est pas bien différent : donner à une simple virée en boîte qui tourne mal des allures d’épopée grecque. Et si on ne retrouve pas toujours, dans Peau d’ogre, toute la subtilité ou la richesse dont déborde son glorieux modèle, l’auteur nous livre tout de même un bien beau texte qui mérite que l’on s’y arrête.

Tout débute donc lorsque vous vous rendez un soir dans un de ces bars louches de la Place de Clichy où traîne une foule d’apaches plus ou moins effrayants, de filles de joie et de transsexuelles. Quelques clichés, certes, mais sur lesquels on bute à peine, d’abord parce que tous les clichés ne sont pas faux et horripilants, ensuite parce que c’est remarquablement bien écrit, enfin parce que tout cela nous place d’entrée dans le domaine du mythe, de la fable, et que puisque les légendes urbaines sont faites du même bois que les mythes antiques, il n’y a pas de raisons à ce que les créatures qui peuplent les enfers ne se conforment pas à un certain imaginaire collectif contemporain. Vous, pourtant, vous êtes comme Orphée : pas à votre place ici. Comme Orphée, vous êtes un artiste, un écrivain, on pourrait même peut-être vous appeler Vincent Eggericx (une langue moqueuse pourrait trouver cela d’autant plus approprié que ça ressemble à Astérix et que là encore, c’est la porte vers l’enfance et les mythes gréco-romains revus sous une lumière neuve, mais nous ne nous abaisserons pas à la faire nôtre) - vous êtes donc Orphée et votre Eurydice serait votre ami peintre, décédé récemment et en compagnie duquel vous faisiez votre tournée des grands ducs dans les bars louches d’un triangle grossièrement tracé entre la Place de Clichy, Notre Dame de Lorette et les Abbesses.

Un peu déconcertant, peut-être, d’avoir choisi un des coins les plus branchés de Paris pour situer l’action de ce roman, mais puisque les bas fonds, comme l’enfer, sont un anti-monde, gageons que par cet effet de symétrie, les quartiers les plus en vogue sont aussi les chaudrons les plus brûlants de l’enfer parisien.

On ne sait pas trop ce que vous cherchez dans ces bars à hôtesses, mais quoi que ce fût, vous allez finir par y trouver ce qui vous pend au nez depuis que vous y avez pénétré : un bon vieil Hadès, un colosse à la « face camuse, noire comme le suif, dont le regard vous fouille comme une dague » et qui va vous entraîner avec lui jusqu’au bout de la nuit pour vous faire visiter son domaine. Dès le début, on - et vous par la même occasion - pressent que ça va mal finir, mais on se lance quand même derrière ce nocher malveillant qui nous entraîne à sa suite.

C’est qu’on ne s’appartient plus vraiment. Délaissant quelque peu la mythologie, Eggericx convoque d’autres figures pour nous raconter ce qui nous pousse à suivre notre Hadès dans la nuit. Nous voilà devenu un sous-marin, descendant la rue Pierre Fontaine comme le Styx, et à nos commandes un mousse dément, en cuissardes de sous-marinier et manchons, a mis le Capitaine Nemo à fond de cale et avance toujours plus loin, poussé par une insatiable curiosité. Il est sans doute la dernière épousée de Barbe Bleue, citée en exergue, qui veut savoir ce qui se cache derrière la petite porte dont il possède la clef, dût-il le payer de sa vie. Et puisqu’on est toujours moins bien mal accompagné que seul, voilà que se précipite pour le seconder le protomartyr Etienne qui ne demande qu’à mourir.

On voit à tout cela qu’on croule littéralement sous les références et c’est parfois un peu dommage tant le texte lui-même parvient à nous hypnotiser. Les phrases sont longues et alambiquées, et l’emploi du « vous » fait qu’on se laisse porter en suivant leur fil comme on se laisserait glisser dans le courant d’une rivière. C’est d’autant plus inquiétant qu’on sait qu’au bout se trouve un précipice, mais moins par la puissance du courant que parce qu’on se sent bien, dans cette eau qui nous guide et à laquelle on s’abandonne, on se laisse emporter, comme vous vous laissez mener par votre Charon. L’auteur, à travers son texte, parvient donc parfaitement à nous mettre dans la peau de son personnage et on regrette parfois un peu qu’il s’encombre de ces références qui alourdissent l’ensemble, même si elles constituent parfois un point de repère bienvenu lorsqu’on laisse trop filer le texte.

C’est que, les mêmes traits qui nous hypnotisent nous le rendent parfois difficile à suivre, d’autres fois un peu redondant quand les mêmes images apparaissent plusieurs fois, mais au final on apprécie d’être confronté à un texte d’une si grande qualité et précieux dans tous les sens du terme. On regrette d’ailleurs qu’il s’appauvrisse de manière symptomatique quand apparaissent les quelques rares dialogues. C’est d’autant plus troublant que si l’usage presque abusif de la culture classique dans le texte semble tirer un trait d’union entre le passé et le présent, cette indigence des dialogues semble au contraire opposer une ère moderne où l’on parle mal et en peu de mots à une narration riche où les références au passé sont légions.

Ainsi, Peau d’ogre n’est pas parfait, mais si les courants qui l’emportent l’empêchent lui aussi d’éviter certains écueils, leur bouillonnement porte jusqu’à nous l’écume des beaux livres. Et puisque Eggericx nous offre de croiser Perséphone parmi les hôtesses de la Place de Clichy, on serait vraiment trop bête de refuser cette plongée dans des bas-fonds merveilleux.

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