La singulière tristesse du gâteau au citron
de Aimee Bender

critiqué par Paofaia, le 18 novembre 2013
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Nourriture et émotions
« L’empathie qui me gouverne et contre laquelle j’oppose avec peine depuis l’enfance ma raison. »

Phrase de Pierre Guyotat lue pendant cette lecture, loin de moi l'idée de comparer l'écriture de Guyotat à celle d'Aimee Bender , mais elle aurait pu figurer en exergue de ce singulier roman.

Alors qu'elle a préféré citer Brillat- Savarin dans sa Physiologie du goût:

On entend par aliments les substances qui, soumises à l'estomac, peuvent s'animaliser par la digestion, et réparer les pertes que fait le corps humain par l'usage de la vie.

Le jour de ses 9 ans, Rose Edelstein , en goûtant le gâteau au citron que lui a préparé sa mère, s'aperçoit qu'elle peut éprouver, dans chaque bouchée de nourriture, les émotions exactes de ceux qui l'ont préparée..


"Manifestement, beaucoup de gamins finissaient par découvrir que leurs parents avaient des défauts, qu'ils avaient des problèmes, mais je ne me réjouissais pas de le savoir avec tant de précision et si tôt."

Et il n'y a pas que ses parents qui ont des problèmes, gare au cookie préparé par le jeune homme en colère parce qu'il n'aime pas son job!

Le récit est mené par cette jeune Rose, et on suit l'histoire de cette famille un brin spéciale jusqu'à ce qu'elle ait plus de 20 ans. Il n'y a pas qu'elle, dans cette famille , à posséder des pouvoirs surprenants. Et invalidants..

En réfléchissant un peu plus après lecture de ce petit conte , le thème me semble être ce que peut faire un individu d'un handicap. L'évitement , le déni ( le père), l'identification complète jusqu'à ne plus exister autrement ( le frère), ou bien alors l'acceptation , la découverte de la possibilité de vivre avec, et même l'exploitation de ce qu'il peut apporter. Enfin, c'est ma vision, c'est la grande force de l'auteur de ne jamais rien juger ni expliquer.

A ne pas lire par ceux qui n'ont pas le goût de ces atmosphères à la Kate Atkinson ( en beaucoup moins drôle ici), celles dans lesquelles le fantastique fait très vite partie du réel et auquel on adhère sans aucun souci.

Pas un livre inoubliable, mais un assez joli roman.
Repéré dans les coups de coeur des critiques du Masque et la plume.
le goût des autres 6 étoiles

Ce bon vieux Marcel (Proust) nous avait fait le coup dans le temps avec sa célèbre madeleine trempée dans le thé qui faisait ressurgir dans la mémoire du narrateur du Côté de chez Swann des souvenirs lointains. "La singulière tristesse..." réemploie ce mécanisme de correspondances (au sens baudelairien du terme) en allant plus loin et en y ajoutant un zeste (normal pour un gâteau au citron !) de fantastique.

J’ai trouvé personnellement le roman très réussi (sauf les derniers paragraphes dont je n’ai pas réussi à comprendre le sens), très équilibré, très sensible. Les relations complexes et les difficultés de communication entre les membres de la famille de la petite Rose sont suggérées avec beaucoup de délicatesse. Le livre serait aussi sans doute intéressant à analyser du point de vue de la psychanalyse : les sentiments que génère la nourriture chez la narratrice ne sont pas innocents quand on sait les rapports qu’il y a entre la nourriture, notre psychisme et la figure maternelle. De même, les troubles dont souffre Joseph le grand frère, bien que décrits de façon plutôt métaphoriques, s’apparentent presque à une mélancolie dépressive, une envie de disparaître du monde.

Sur un ton à la fois grave mais aussi avec de l’humour, Aimee Bender parvient à explorer d’une façon originale les difficultés du passage à l’âge adulte. Le récit, très fluide, s’avère d’une grande justesse et propose quelques passages très intéressants du point de vue de leur construction littéraire.

A travers ce gâteau au citron ce récit nous raconte aussi la fin de l’enfance, la fin d’une certaine innocence et l’entrée parfois douloureuse dans le monde complexe des adultes.

Fanou03 - * - 48 ans - 31 décembre 2013