Lettres à Toussenot : 1946-1950 de Georges Brassens

Lettres à Toussenot : 1946-1950 de Georges Brassens

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Divers

Critiqué par Paofaia, le 10 novembre 2013 (Moorea, Inscrite le 14 mai 2010, - ans)
La note : 10 étoiles
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Correspondance

Le jeune Georges Charles Brassens a entretenu une correspondance enthousiaste avec Roger Toussenot, journaliste rencontré dans les couloirs du journal Le Libertaire.

« Toi, tu es l’ami du meilleur de moi-même. »
Dans cette édition, seules les lettres de Brassens sont reproduites. Elles permettent de suivre une période charnière dans la vie de l’artiste.
De 1946 à 1952, il passe d’une vie de reclus et de disette aux premiers succès : le premier album 33 tours (La mauvaise réputation) sort en 1953.

Roger Toussenot devient, à distance, son oxygène, sa nourriture, lui qui apporte ou envoie des victuailles et surtout matière à alimenter et faire mûrir l’esprit du texte tel que Brassens le défendra quelques années après : C’est toi, abominable philosophe, qui m’excites, qui me pousses, qui prend un plaisir sadique à me faire penser, à me rendre intelligent ! Comme si le fait d’être ne suffisait pas à un homme de ma condition, il faut encore que tu m’obliges à survoler, bandit ! .cité par Pierre Bachy

Ces lettres de Georges Brassens nous éclairent sur ses goûts littéraires, sur son écriture et son goût des mots , mais aussi sur l'état de misère dans lequel il vivait chez la fameuse Jeanne, qui l'avait accueilli.
Souvent, il écrivait, mais le problème était de poster la lettre, car personne n'avait les moyens d'acheter un timbre...

Quand nous ne mangeons qu’une fois (et encore c’est une façon de parler) toutes les quarante-huit heures, il ne m’est pas possible de t’adresser du courrier car les forces me manquent et je ne m’occupe que de vie intérieure et de soucis de surface(août 1949).

Quelques lettres, ou extraits:

Paris, 2 juillet 1948


......
Ceci- dit, et pour être emmerdant, j'ajouterai que ton entêtement à engueuler les cuistres me fait peur. Je sais bien que la majorité des hommes " a tué les restes de son enfance", " a trahi sa jeunesse", etc ( Toussenot dixit). Corne d'Auroch le sait. Quelques autres le savent. Mais la multitude, elle, ne peut pas le savoir. Alors pourquoi le dire? Besoin de véhémence? Soulagement physique? Pourquoi l'écrire plus précisément? Te voilà maintenant en contradiction avec tes théories! Oui, je sais aussi que Baudelaire considérait le droit de se contredire comme une noble nécessité de l'homme bien né. De même, n'est -ce-pas toi qui me l'a appris? Valéry posait comme condition d'existence de l'Esprit la possibilité de contradiction. Oui, bien sûr! Mais quand même, quelle fatigue inutile! Tes insultes sont encore un hommage à leur connerie! Chacune de tes polémiques ( excellentes d'ailleurs, beaucoup trop excellentes) est un poème fracassant à la gloire de la bêtise humaine. Il est pour le moins savoureux de voir un type très intelligent se préoccuper à ce point de la sottise et de la médiocrité de la société de son temps. Pour un homme de valeur, il n'y a pas de connerie, il ne doit pas y en avoir! Tu vois trop la vérité, tu désenchantes tout ce que tu touches. Tu es le destructeur de tes trésors, malheureux! Plus je te connais, plus je sens qu'il y a du Nietzsche dans ta nature.
Tu parles, tu parles de façon éblouissante certes, mais tu parles et tu ne devrais que chanter. CHANTER, comprends-tu? Vois-tu, tu es trop violent avec les imbéciles, trop intégral. Pourquoi ne pratiquerais-tu pas la théorie de la non-violence? Ils sont cons, c'est un fait, mais que veux tu y faire? Tu ne dis rien aux aveugles qui ne voient pas. Alors! Crois moi, laisse les sots à leur sottise. Crée des fêtes. Pense à tes amis.
Trouve la paix. Redécouvre les voluptés perdues. Deviens l'artisan de ton âme, le musicien de ton silence, l'écrivain de ton génie. Et excuse moi de te souhaiter avec un autre comportement. Tu sais bien que mon amitié n'a rien à voir avec les conseils que je te donne. Tu es: cela suffit. Le reste est littérature!
...
Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.


Merveilleux, non?

Il pleut et je reviens tout seul de voir le tableau de Paris voilé de brume. Je hante la bibliothèque. J'y admire les merveilles du monde et la mesure sublime de ce que les hommes pourraient faire s'ils ne devenaient pas des grandes personnes.
C'est Chamfort qui mettra la dernière main à cette lettre en disant pour nous: " Il y a des redites pour l'oreille et pour l'esprit; il n'y en a pas pour le coeur."


Paris, jeudi 8 juin 1950

Mon cher vieux,

Je crains que tu n’attaches trop d’importance aux diverses critiques que je te prodigue depuis quelques temps. Il se peut que je me trompe en jugeant l’expression de ta pensée. Cela m’est déjà arrivé. Et cela m’arrivera encore. Je suis parfois étourdi…..Je vais aborder maintenant un sujet qui me tient à cœur : les rapports des mots et des idées. Ne commence pas par me dire que tu es d’accord. Je ne te demande pas ton avis, que je connais ; je te donne le mien. D’abord, chez moi,le mot a une importance capitale. J’ai appris des mots qui ont fini par devenir des idées. Les mots me plaisent par leur son, par ce que tu appellerais « la musique extérieure ». Je ne veux plus savoir les noms de ceux qui m’ont poussé dans cette voie. Parmi les contemporains du surréalisme, il y a Max Jacob en particulier. Jacob a dit à quelque chose près : « Le sens des mots a moins d’importance que le son ( l’euphonie) ». Et ceci est capital. Mais, cependant, il faut tenir compte que l’un des poètes que j’estime le plus se nomme La Fontaine et que, de ce fait, j’entends tout de même tirer de chacun de mes mots le maximum de signification, ou, si tu aimes mieux : d’ironie, de saveur ,et même de morale. Verlaine a exprimé les mêmes concepts dans ce poème que tu prises plus que les autres, me semble-t-il : « De la musique avant toute chose… » …Chez toi, ce sont les pensées, les idées déjà pensées qui créent les mots. Tu es sans doute meilleur penseur que moi ! Je pense en mots ! Et si j’étais seulement sculpteur, je ferais comme le héros du conte de Wilde, je penserais en bronze. Comprends moi : les idées ne m’émeuvent réellement qu’à travers un autre ( comme toi). Dans mon alchimie, c’est l’émerveillement de l’image obtenue qui me rend reconnaissant envers la pensée à l’instant précis où je me sens plus profond, plus réel. Mon langage est l’incantation, comme Villon. Le tien est l’aphorisme, l’axiome ou la prose philosophique. A longueur de journées, en haussant les épaules, je me dis des trucs philosophiques que je ne juge pas nécessaire d’écrire, tandis que toi, à longueur de journées, tu contes de ravissantes choses, non moins philosophiques certes mais libérées de l’ambition terrible du mot « philosophique » a priori, et que tu ne juges pas digne de figurer dans tes cartons.
De cette différence de nature vient notre affectueux antagonisme. Bon, tu vas venir. Je m’expliquerai mieux lorsque tu seras en face de moi. L’important, a dit Léautaud, n’est pas de faire des chefs-d’œuvres, c’est de se donner du plaisir. Idée peu grandiose, j’en conviens, peu faite pour un Michel-Ange dont tu sembles connaître les vers traduits en français ( où les as-tu-pris ?)mais pleine de piquant et pas sotte . Je pense comme Léautaud et j’écris au jour le jour, en amateur. Bonafé appréciait beaucoup mon manque de spécialisation et cette fantaisie grave. Je ne suis rien avant la lettre, je n’ai pas de doctrine, d’idée vivant plus longtemps que les roses, et j’aime que tu diffères de moi. Récréation chaque jour, mort chaque nuit, et résurrection obligée par le souffle invisible qui fait que nous nous rencontrons à travers l’espace et le temps…

Je t’embrasse

Georges


Toute la charpente de son oeuvre est dans ces lettres... écrites avec humour, poésie et une grande sincérité.
Un très beau livre pour qui aime Georges Brassens

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