Parabole du failli de Lyonel Trouillot

Parabole du failli de Lyonel Trouillot

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Débézed, le 15 avril 2015 (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 76 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 6 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 226ème position).
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"Quand il est mort le poète..."

A Port-au-Prince, un rédacteur épisodique de nécrologies pour le journal local doit écrire celle de l’un de ses amis disparu tragiquement, en se jetant du douzième étage d’un immeuble dans une ville européenne, loin du quartier où il vivait avec lui et un autre ami, les laissant seuls, lui le narrateur et l’Estropié. « Deux faux riches fauchés », l’un rédacteur de nécrologies de personnages sans intérêt ni histoire, l’autre, l’Estropié, professeur de mathématiques peu et irrégulièrement payé pour apprendre à compter à des gamins qui savent depuis toujours que rien plus rien ça fait toujours rien. Dans une écriture poétique et fluide qui coule comme un fleuve tranquille, tout en véhiculant des choses graves, douloureuses, injustes, des lamentations, des cris de colère étouffés et des reproches, des reproches insinués adroitement à l’adresse de cet ami qui les a abandonnés, (Ici, nous t’aurions rattrapé avant que ton corps touche le sol. Ici, on a appris à amortir les chute), l’auteur dresse un portrait sans concession de sa ville, de son quartier, le quartier Saint Antoine de Port-au-Prince auquel il a dédié l’un de ses premiers textes, un bout de ville qui n’est pas un bidonville mais un endroit où la misère est tout de même le lot quotidien de la majorité de la population délaissée à son triste sort par tous ceux qui auraient les moyens de changer quelque chose à leur vie calamiteuse.

Je suis, en général, très friand de littérature caribéenne, ce texte en est un bel exemple : une écriture très vivante, luxuriante, pleine de soleil, de musique, d'odeurs, de saveurs, d’images fulgurantes et de jeux pétillants sur les mots pour dire une réalité souvent tragique, des calamités récurrentes, une misère endémique… et la vie apparemment dissolue de cet ami qui a caché pendant des années de nombreux écrits dans les tiroirs d’une vieille amie acariâtre mais ouverte aux belles lettres. J’ai le sentiment qu’avec ce texte Lyonel Trouillot a voulu une fois de plus attirer l’attention sur son pays et ses habitants mais plus particulièrement sur le sort des écrivains, nombreux et talentueux en Haïti, condamnés à l’exil pour gagner leur vie, pour fuir la misère, pour échapper aux sicaires du régime, pour pouvoir exprimer leur talent. Son texte est parsemé de citations de grands poètes plus ou moins connus dont il dresse la liste en préambule à son roman où il précise également que son livre ne raconte pas le suicide, à Paris, le 12 novembre 1997, de Karl Marcel Casséus. Gageons tout de même qu’en rédigeant ce texte, Lyonel Trouillot a fort pensé à cet ami disparu tragiquement.

« Mais quand celui qui meurt, on avait pris l’habitude de le regarder comme une partie de soi, on a envie de gueuler, d’accuser le monde ou simplement de ne rien dire, de laisser le langage à son insuffisance et de plonger dans le mutisme ou d’engueuler l’idiot qui a choisi de partir ».

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Les éditions

  • Parabole du failli [Texte imprimé], roman Lyonel Trouillot
    de Trouillot, Lyonel
    Actes Sud / Domaine français (Arles)
    ISBN : 9782330022624 ; 20,00 € ; 21/08/2013 ; 188 p. ; Broché
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Au nom d'Haïti !

10 étoiles

Critique de Pieronnelle (Dans le nord et le sud...Belgique/France, Inscrite le 7 mai 2010, 76 ans) - 20 août 2016

Trouillot est quand même un sacré écrivain ; cette façon de s'adresser à un personnage dans un flot de paroles (enfin de mots... mais une lecture à voix haute doit être impressionnante) est assez envoûtante car reposant sur un réalisme improbable dans lequel on marche à fond (enfin moi...). Je ne sais s'il utilise cette forme dans tous ses livres, on la retrouvait dans " La belle Amour humaine" par une lettre adressée à une jeune fille... C'est fort, sans pathos, une évidence ! Cet amour et cette considération pour les autres sont remarquables avec toujours une lucidité terriblement humaine.
On se laisse rapidement emporter et les citations de divers poètes rentrent naturellement dans le flot. En fait ce sont de très courtes citations je trouve, qui n'ont pas vocation à faire étalage de connaissance ; elles sont là uniquement pour relier la poésie au personnage de Pedro. Pedro qui, bien qu'étant celui auquel s'adresse l'un de ses amis, gardera sa part de mystère. D'autant que les autres personnages sont tellement humainement riches que l'on en oublie parfois Pedro... Celui qui parle ou apostrophe se met en retrait mais l'on sent en lui tristesse, colère, désespoir ; il s'empare de Pedro pour nous plonger dans ce Haïti si terriblement pathétique ; il le secoue Pedro, n'est pas tendre avec lui, lui en veut mais avec tant d'amour...

" Et si je dois écrire un jour l'histoire de mon ami Pedro, pour moi, vraiment, ce sera comme un flux .Sans points. Sans virgules. Pour se révéler à elles-mêmes, ces choses qui font masse dans la tête..."

"l'Estropié", personnage bouleversant, d'une telle grandeur, battu par ce père "Méchant", né dans le quartier de Peau-Noire, possédant une collection de poésie, et qui se relève sans jamais se laisser abattre, Haïti à lui tout seul !

Et les enfants d'Haïti dont le rêve de Pedro était de les nourrir de littérature et poésie ! Dans ce pays si pauvre ! Avec Trouillot le peuple devient grand dans son désir de ne pas laisser la pauvreté, l'injustice, le recouvrir, voire l'ensevelir...

Dans "La belle amour humaine" il y avait au bout le Village espoir ; dans cette "Parabole du failli" l'espoir est là aussi, sous la forme d'un simple bout de papier et de deux femmes, tandem étonnant, énormes chacune à leur façon..
.
Il faudrait presque lire d'un seul trait, oui sans points ni virgules...

"L'Estropié et moi, nous avons regardé le matelas sur lequel tu ne te coucherais jamais plus. Nous l'avions laissé à sa place pour le jour où tu reviendrais(...) Ce matelas, tu l'avais choisi à cause des motifs imprimés sur la toile. De vagues lignes courbes sans qualité auxquelles tu donnais force d'âme, et qui évoquaient selon toi le labyrinthe du destin (...) tu avais grimpé la pente raide de la colline de Saint Antoine en le portant sur ton dos. Deux gamins faisaient semblant de t'aider, mais se contentaient en réalité de profiter de l'ombre que tu leur offrais. Tu l'avais ensuite posé dans ce coin sombre que tu avais choisi pour en faire ta demeure à côté du lit de l'Estropié. Et maintenant tu ne reviendras pas, nous ne l'avons toujours pas bougé, ton symbole mité du destin..."

Belle lecture

Un porteur de mots

7 étoiles

Critique de Aaro-Benjamin G. (Montréal, Inscrit le 11 décembre 2003, 54 ans) - 14 juin 2016

Cette phrase reprise dans les critiques résume parfaitement ce bouquin : « Dans la vie comme dans les romans, qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnages secondaires ?" »

Voilà, ce roman dont le but est de rendre hommage à un poète important qui s’est suicidé, finit par raconter l’histoire beaucoup moins flamboyante de ceux qui l’ont côtoyé. C’est avec eux que l’on se plonge dans le quotidien d’Haïti et de leur passé.
Effet ironique volontaire de l’auteur? Je ne le sais pas. J’imagine? Cela donne un résultat curieux, puisque la narration ne permet pas de cerner le véritable Pédro et ses motivations, notamment en ce qui concerne son suicide.

Mais si les mots du poète ne me pas rejoints, ceux de Trouillot, oui. Toujours cette belle écriture qui vient de son cœur.

Orfèvre en écriture

7 étoiles

Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 65 ans) - 22 février 2016

Le suicide de Pedro permet au narrateur de raconter les parcours qui ont amené les trois hommes à se rencontrer et à vivre ensemble. D'origines pourtant très différentes, Pedro, lettré, comédien issu d'une famille bourgeoise, l'Estropié, prof de maths, dernier né d'une famille difficile, élevé dans la brutalité et le narrateur, fils d'un couple de fonctionnaires, vont cohabiter, s'écouter, à défaut de se comprendre, s'aider, se découvrir.
Nous permettant aussi de (re-) découvrir la vie quotidienne, en Haïti.
"Chez le peuple des collines, les dépenses physiques tuent les hommes avant la cinquantaine et les privations gardent longtemps les femmes en vie."
Nous permettant de croiser des destins incroyables, des personnages résignés face au sort et à leurs souffrances perpétuelles :
"Le malheur c'est comme la copie d'un élève qui a mal appris la base. On peut juste la noter et constater l'échec."

Mais pour moi le point fort de ce court roman c'est la qualité de l'écriture, la formidable justesse des mots qui font mouche, qui touchent en plein cœur.
Moi qui aime "garder" des phrases, ce livre regorge de belles choses à noter.

Moins séduite par le thème de ce livre que je ne l'avais été par "La belle amour humaine", j'ai néanmoins encore une fois admiré l'art des mots de Lyonel Trouillot dont je ne peux m'empêcher malgré tout de citer mes phrases les plus émouvantes :
"Tu portais dans ta voix la mélancolie des vieilles pierres, tous les hier du monde..
C'est toujours une faute de se prendre pour une exception.
Dans la vie comme dans les romans, qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnages secondaires ?"

Chute libre …

7 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 6 janvier 2016

C’est dans un préambule que Lyonel Trouillot donne la clef, le déclencheur de « Parabole du failli » :

« Le 12 Novembre 1997, le comédien haïtien Karl Marcel Casséus décédait à Paris dans des circonstances tragiques. Si on peut trouver des ressemblances entre lui et le personnage de ce livre, cette œuvre de fiction ne raconte pas sa vie. Ni sa mort. »

Haïti. Pays martyr et de misère. L’un de ses enfants, Pedro, un jeune comédien haïtien, semble pouvoir toucher à la consécration lorsqu’il part en tournée à l’étranger. Aussi c’est la consternation lorsque l’information de sa mort est diffusée sur les ondes. Il se serait jeté du douzième étage d’un immeuble dans une ville qui pourrait être Paris.
Le narrateur partageait son misérable logement avec « l’Estropié », et Pedro donc. Il tient une rubrique nécrologique occasionnelle dans un journal haïtien, activité qui lui permet de survivre dans ce pays dévasté. L’Estropié survit, lui aussi, passionné de mathématiques. Et les trois faisaient « la paire », avec Pedro qui était venu se joindre à eux, artiste comédien dans l’âme, jeune homme de « bonne famille » en rupture de ban, entièrement dévoué à son art et parfaitement intégré au quartier misérable de l’église Saint-Antoine.
Je crois qu’on a du mal à réellement appréhender ce qu’est la réalité de la misère haïtienne. Lyonel Trouillot s’emploie à nous la faire toucher du doigt ouvrage après ouvrage et cette « Parabole du failli » ne faillit pas à la règle.
Le point d’orgue est sans conteste à mes yeux la dernière partie du roman lorsque la communauté haïtienne se réunit pour rendre hommage au disparu. C’est là où j’ai franchement adhéré au roman. Les parties précédentes, trop éclatées, trop oniriques, m’ont perdu, mais c’est vrai que j’ai parfois du mal avec cette littérature caribéenne ou sud-américaine …

« Ils ont fixé la date de l’hommage. La liste est longue. Nombreux sont ceux qui voudront prendre la parole, vanter tes qualités, raconter au monde ce qu’ils ont partagé avec toi. La mort a cette vertu de sanctifier les gens. Martyr, héros, génie, c’est fou comme les cadavres inspirent le dithyrambe. »

"qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnages secondaires ?"

9 étoiles

Critique de Ellane92 (Boulogne-Billancourt, Inscrite le 26 avril 2012, 48 ans) - 29 décembre 2015

Un rédacteur de la rubrique nécrologique doit écrire un article sur son ami Pedro, Jacque Pedro Lavelanette, qui s'est suicidé en sautant du douzième étage de son hôtel alors qu'il était parti en tournée. En reconstituant les temps forts de sa vie avec cet ami et l'Estropié, avec lequel ils partageaient un petit appartement, c'est toute la vie du quartier Saint-Antoine, en haut de la colline, qui nous est décrite.

Dans Parabole du failli, Lyonel Trouillot nous livre une oeuvre poétique et colorée qui laisse la part belle à l'humanité de cet homme suicidé tout en contradiction, le seul qui savait faire sourire Islande, si généreux en étant si égoïste, si aimant et mal aimé, qui portait la poésie à fleur de peau, comme une malédiction, et pour cela peut-être, en distribuait les plus belles pages aux passantes vieilles et jeunes, belles ou moins belles. J'ai particulièrement apprécié l'évocation de ces choses très justes sur ce que nous inspirent les morts, les plus classiques, comme la douleur, l'amour, la tristesse, et celles dont on parle moins, comme la déception ou la colère, car la mort peut être aussi une trahison. J'ai beaucoup aimé également le portrait de cet homme, issu d'une famille de nantis et venu s'immerger dans les quartiers populaires, sans doute pour tenter de s'y trouver. Fantasque et original, tour à tour cireur de chaussures et faux riche qui distribue le peu qu'il a en même temps que de la littérature aux gamins sans avenir du quartier, aimé de celle qui n'aime rien ni personne, toujours à la recherche de l'amour, celui avec un grand A, c'est un homme que l'on (ou moi, en tout cas) aimerait croiser. Parabole du failli ne manque pas non plus d'humour, avec une certaine critique acide de ces étrangers venus en Haïti porter les aides humanitaires en même temps que la bonne parole. C'est aussi, et surtout, une ode à cette île, à ses habitants, à ses couleurs et à l'exubérance de la vitalité de ses populations. Enfin, ce texte peu aéré, presque sans paragraphe, et que l'on a envie de lire d'une traite, tant il nous immerge dans le quotidien de Saint-Antoine, porte aussi un certain espoir, celui que des gamins des rues puissent déclamer du Baudelaire, Pessoa, Rimbaud, Llorca, Villon et bien d'autres... Un espoir aussi fragile qu'une larme prenant naissance dans les yeux d'une grosse femme qui ne sort plus de son appartement.
Un très beau livre.


Dans la vie comme dans les romans, qui s'inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnages secondaires ?

Les vivants aussi méritent notre attention. Encore un paradoxe, cette maladie de n'écouter que les morts. Une personne se tient au bord de la falaise. Nous parle. Personne ne l'entend. Elle tombe. C'est alors seulement que le cri, dont il ne reste que l'écho, nous intéresse, par besoin d'exégèse.

Vivre, c'est regarder l'autre tomber, mourir.

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