Un peu de ton sang / Je répare tout de Theodore Sturgeon

Un peu de ton sang / Je répare tout de Theodore Sturgeon
(Some of Your Blood / Bright segment)

Catégorie(s) : Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Gregory mion, le 1 novembre 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Steinbeck revisité : George, Lennie et le désordre mental.

Ceux qui ont apprécié Des Souris et des Hommes de Steinbeck ne manqueront pas de relever dans ce court roman de T. Sturgeon plusieurs similitudes d’ambiance d’une part, et même, d’autre part, une centralisation des personnages de George et Lennie, qui se retrouvent dans l’inquiétante figure de George Smith (lequel se prénomme en vérité Bela). Cette symbiose d’identités fictionnelles accouche d’un homme à la fois balèze et doté d’une intelligence singulière. En effet, George Smith possède l’ascendant de conscience de son homonyme George, ainsi que la force brute de Lennie, le géant qui semble faire le Mal en toute ignorance. Racontée selon des modalités narratives qui vont au bout de leurs capacités (échanges épistolaires, rapports psychiatriques, confessions et facéties extra-diégétiques), la vie de George Smith est une collection d’actes anodins que la science des maladies de la tête va peu à peu interpréter dans le juste sens de ce qu’ils sont. Car au départ, il n’est question que d’un soldat qui s’est emporté contre son major, dans un camp d’entraînement de l’armée qui se situe outre-mer. Une fois le soldat G. Smith revenu sur le continent, on charge le docteur Philip Outerbridge de réfléchir au cas de ce militaire qui non seulement a démontré un zèle déplacé en contestant l’autorité, mais qui de surcroît paraît dissimuler d’étranges secrets.
Une fois la situation exposée en de multiples formes textuelles (pp. 11-23), T. Sturgeon revient au procédé d’une narration classique, en l’occurrence un point de vue omniscient qui détaille ce que fut la jeunesse de George et la façon dont il s’est rapproché des structures militaires (pp. 24-72). Le lecteur apprend immédiatement après que ces chapitres étaient en fait relatés par la voix de George, ou plutôt écrits dans une confession protocolaire qui pourrait être comparable, par exemple, à celle d’un Pierre Rivière rédigeant son mémoire à la demande de la justice. Ceci pose la question de la relecture de ces pages, et c’est ce que va faire le Dr. Outerbridge : au fur et à mesure que son travail d’expertise progresse sur son patient, le psychiatre se souvient de tel ou tel choix terminologique de George, incitant le lecteur à lui-même vérifier l’hypothèse médicale. Il s’agit d’une véritable exploitation de l’écriture étant donné que les mots les plus simples, à rebours, se chargent de connotations complexes, dédoublant par conséquent le texte original, qui devient comme une sorte de palimpseste où la première lecture, purement cursive, exige une seconde lecture, scrupuleuse et tourmentée. Bien souvent d’ailleurs, les textes qui convoquent la science psychiatrique, lorsqu’ils sont réussis, font preuve d’une dynamique exceptionnelle puisqu’ils cherchent à lire dans le monde normal les marques d’un malaise existentiel sous-entendu, autant d’affections et de défaillances qu’il convient d’énoncer le plus authentiquement possible en usant du ressort dramatique du médecin psychiatre. Dans cette veine, on n’hésitera pas à consulter de nombreuses nouvelles de Lovecraft, ou encore, à moins de distance de nous, l’excellent petit roman de J.G. Ballard intitulé Sauvagerie.
Le souci de ne pas révéler les moments cruciaux de cette intrigue nous empêche de prolonger la réflexion. Qu’on nous permette cependant d’ajouter que George Smith est un personnage habilement construit car son « alexie partielle » (p. 96) suppose que ses aveux écrits sont la seule source potentiellement utilisable compte tenu de son langage oral très limité, tout en retenues et en colères réprimées, du moins tant qu’on ne lui pose pas les questions décisives (p. 83), des questions susceptibles de mettre en évidence les motifs inavouables qui président aux actes de cette psychologie déglinguée. Au reste, comme plusieurs voix ont un droit de diagnostic sur George, le livre dépeint un affrontement d’idées, les unes plébiscitant une libération du patient, les autres se contentant de temporiser et de recueillir un maximum d’indices qui pourront justifier du degré de dangerosité du siamois George/Lennie. L’air de famille avec le duo de Steinbeck est de toute évidence une intertextualité recevable, cependant il est possible de rapprocher George d’une certaine catégorie de désordres mentaux, représentatifs d’une société en déshérence et dont on ne fait que sur-catégoriser les dysfonctionnements au lieu d’en comprendre la profondeur de champ.
NB : à noter, dans cette édition Folio SF, que la nouvelle « Je répare tout » parachève la thématique suggérée dans Un peu de ton sang (pp. 157-199), et qu’elle est suivie d’une amusante postface de Steve Rasnic Tem (pp. 203-212).

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