Sous le signe du lien : Une histoire naturelle de l'attachement
de Boris Cyrulnik

critiqué par Eric Eliès, le 11 août 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une étude, fondée sur les méthodes de l'éthologie, du lien affectif dans les sociétés humaines
Cet ouvrage s’appuie sur les méthodes de l’éthologie (observation scientifique des êtres vivants dans leur milieu naturel) pour étudier le développement du lien affectif dans les sociétés humaines. Construit et très bien écrit, le livre est à la fois d’une grande rigueur et d’une clarté remarquable dans son exposé de problématiques complexes. Ce faisant, il soulève de graves questions sur l’importance cruciale de la cellule familiale, dont le modèle traditionnel est aujourd’hui remis en cause.

Comme la chaîne du vivant (parents – cellules sexuelles – œuf – fœtus – enfant) ne se rompt jamais, on ne sait pas clairement définir l’instant où apparaît la personne. L’échographie a montré que l’histoire et l’acculturation du bébé commencent bien sa naissance (ce qui pose avec acuité le problème des mères porteuses), via le milieu utérin et le liquide amniotique qui transmettent les sons, les odeurs et les saveurs. Par exemple, les bébés ont des réactions différentes à l’ail selon les habitudes alimentaires de la mère. Le bébé réagit également aux variations d’humeur de la mère, qui se traduisent par des signes physiologiques.

La naissance marque le début de la vie sociale. La mère tisse autour du bébé un environnement dont le climat, qui résulte également d’expressions gestuelles inconscientes, va influencer le comportement et le développement de l’enfant. Réciproquement, le bébé communique avec sa mère par des comportements biologiques, souvent non spécifiques à l’espèce humaine, qui prennent sens par l’interprétation opérée par la mère. Par exemple, comme chez la plupart des animaux, la hauteur en fréquence des cris du bébé détermine les réactions de son entourage (les hautes fréquences provoquant l’inquiétude). C’est l’accès à la parole qui va modifier considérablement les rapports que l’enfant entretient avec le monde extérieur. La gestualité se fait moins impétueuse et l’enfant, capable d’abstraction conceptuelle et de symbolisation verbale, cherche davantage la médiation de sa mère. A terme, la puissance du langage peut même permettre à l’enfant de compenser voire d’annuler le déterminisme à plus ou moins long terme qui régit la vie animale sous l’influence du milieu.

Dans la plupart des espèces, le petit se fixe automatiquement, par un phénomène d’empreinte, à sa mère. L’empreinte, qui provoque une restriction bénéfique des potentiels biologiques, est associée à une période de sensibilité accrue aux stimuli reproduisant les sensations de la vie utérine. Sa durée varie selon les espèces : chez le canard, elle ne dure que quelques heures après l’éclosion. Privés d’empreinte, les bébés animaux ne savent pas se comporter socialement, sont exclus du groupe et meurent. Chez les animaux dont le système nerveux est suffisamment souple, le petit continue à connaître des phases de réceptivité qui corrigent, par superposition, les attachements initiaux. Les enfants humains privés de parents, ou dont l’entourage ne permet pas le fonctionnement de l’empreinte, manifestent des comportements pathologiques qui se traduisent par des gestes autocentrés et/ou une indifférence aux sollicitations extérieures et/ou des délires fantasmagoriques. Ce phénomène provoque des troubles de la personnalité, qui peuvent s’avérer très importants, notamment si l’enfant n’a pas eu le temps d’établir un sentiment d’empreinte avec sa mère. La mère s’attache également à son bébé par phénomène d’empreinte : l’accouchement est en effet suivi d’une période de sensibilité maternelle, dont la durée dépend de l’espèce. Ainsi, une brebis que l’on a séparé de son petit aussitôt après la mise à bas ne le reconnaît pas et le repousse.

La notion de père est pour le bébé initialement dépourvue de sens. En fait, c’est la mère qui crée le père en désignant au bébé l’homme signifiant pour elle. Quand le bébé naît, il n’est pas capable de reconnaître les visages et, jusqu’au 6ème mois, ne fait pas de distinction individuelle entre les personnes. Entre le 6ème et le 8ème mois, le bébé prend conscience du monde qui l’entoure, de ce territoire inconnu où seule la mère, par son odeur, sa peau, sa voix, etc. lui est familière et peut le rassurer. C’est la période cruciale où la mère, par son attitude, désigne au bébé son père qui joue un rôle séparateur en s’immisçant dans la relation mère-enfant. En effet, le père et la mère jouent des rôles spécifiques : la mère caresse et cajole tandis que le père joue et excite. Comme chez les singes, où la mère confie son petit au groupe des mâles au bout de quelques mois pour qu’ils jouent avec lui et lui apprennent les règles de comportement au sein du groupe, le père humain doit assumer un rôle important d’éducateur. Ce rôle social varie selon les civilisations : plus le milieu social est protecteur, plus le rôle du père diminue car il est pris en charge par la société. De nos jours, de nombreux jeunes ignorent ou méconnaissent le travail de leur père, qui n’est plus un modèle d’intégration sociale mais simplement le pourvoyeur financier de la famille. Or l’effacement du père peut être préjudiciable pour l’enfant s’il est mal préparé à l’aventure sociale. En fait, le rôle du père connaît plusieurs phases : biologique (pour la reproduction sexuée, socialement nulle), maternant (éveil de l’enfant avant le 6ème mois), papa (père désigné par la mère entre le 6ème et le 8ème mois) puis éducateur.

L’amour entre le père et la mère repose sur une codification du désir sexuel, qui dépend de la culture et des règles de comportement social, en vue de la reproduction sexuée. L’amour naît de la reconnaissance d’un corps signifiant en qui on identifie, via une multitude de signaux correspondant à des signaux acquis via les périodes d’empreinte successives, un partenaire sexuel adéquat. Pour Boris Cyrulnik, qui se ressemble s’assemble ! Chez l’homme, le langage distingue la sexualité (proche du rut) et l’amour qui, dans son idéal, représente la fusion totale de deux êtres. L’attitude de la société envers l’amour est ambigu car l’amour fragmente, et donc fragilise, le corps social, qui canalise la violence de ce sentiment par la stabilité du couple. Néanmoins, l’amour, en raison de sa violence même, ne peut que naître et s’éteindre. Il ne dure que le temps nécessaire à la procréation et à l’éducation d’un enfant. L’intimité au long cours inhibe le désir sexuel et lui substitue l’attachement et la tendresse, ce qui constitue aussi le mécanisme d’évitement de l’inceste, qui oblige le jeune à l’exogamie (pour Cyrulnik, l'histoire d'Œdipe montre qu’une mère et son fils ne commettront pas l’inceste sauf s’ils ont été séparés après la naissance) et lui impose, à la maturité sexuelle, de quitter ses parents. Chez l’homme, il existe un décalage important entre maturité sexuelle (vers 15 ans) et maturité sociale (vers 20 ans), qui provoque l’agressivité des adolescents envers leurs parents et une dégradation de l’ambiance familiale qui est en fait un mécanisme ayant pour but de forcer le départ des enfants.