L'intelligence de l'animal
de Jacques Vauclair, Jacques Hémery (Dessin)

critiqué par Eric Eliès, le 27 septembre 2017
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Comment étudier et comprendre les capacités cognitives de l'animal
Le titre de l’ouvrage est un peu trompeur car ce petit livre, plutôt pointu mais néanmoins accessible grâce à de nombreux exemples et illustrations, traite des concepts et des procédés scientifiques d’observation et d’évaluation de l’intelligence animale davantage que de l’intelligence des animaux en elle-même. L'auteur n'aborde pas les croyances philosophiques ou religieuses et limite son propos à la recherche expérimentale sur l’intelligence animale, qui a donné naissance à trois approches théoriques distinctes mais complémentaires :
* La psychologie comparée : s’inscrivant à la suite des hypothèses fondatrices de Darwin définies dans « The Descent of Man », elle postule la continuité entre l’animal et l’homme et recherche dans le comportement animal les éléments précurseurs de l’intelligence humaine. L’approche de Piaget, encore minoritaire mais de plus en plus reconnue, fournit un cadre d’étude pertinent, notamment pour la comparaison des mécanismes d’apprentissage entre le jeune animal et l’enfant humain, mais il existe un risque important de biais d’interprétation.
* Le behaviorisme : très rapidement, l’approche darwiniste a été suspectée d’anthropocentrisme. Le behaviorisme manifeste une volonté d’étude objective du comportement animal limité à la définition de lois de relations entre des stimuli et des comportements, sans chercher à expliquer le fonctionnement intime de l’intelligence animale qui est considérée comme une boîte noire inaccessible et donc incompréhensible. Elle privilégie des expériences de laboratoire pratiquées sur un nombre réduit d’espèces (lapin, rat)
* L’approche cognitive (qui concilie les travaux en laboratoire et l’éthologie) : cette approche s’efforce d’évaluer la capacité de représentation et de symbolisation. La capacité cognitive, définie comme la capacité à orienter la perception et à exploiter les signaux perçus pour définir un comportement adapté à l’environnement, peut être déterminée par l’instinct ; elle n’est donc pas équivalente à l’intelligence même si les deux notions ont longtemps été confondues.

Les études expérimentales démontrent que tous les animaux, y compris les insectes (l’auteur s’appuie sur l’exemple des abeilles et des guêpes), sont dotés d’une carte cognitive qui leur permet de modéliser leur environnement spatial et de se repérer. Cette carte peut être plus ou moins précise. Les insectes semblent comparer leur environnement avec des images instantanées et peuvent être assez aisément dupés (par exemple, une guêpe peut repérer son nid par rapport à un triangle de pommes de pin puis être leurrée par un triangle en plastique). En revanche, la cartographie des mammifères est complexe et intègre des données spatio-temporelles qui leur permettent de se déplacer en optimisant leurs parcours et/ou de s’adapter aux exigences de procédés expérimentaux sophistiqués. Ainsi, des rats sont capables de mémoriser un labyrinthe, des babouins sont capables de se repérer par rapport à des représentations inédites de leur environnement (par exemple, à l’aide d’images de leur enclos prises depuis un point en hauteur inaccessibles aux singes) et des chimpanzés, incités à récupérer des objets alimentaires dispersés dans des cachettes, sont capables d’améliorer les parcours qui leur ont été préalablement présentés par l’expérimentateur.

La capacité de représentation se manifeste également dans la manipulation des objets, que de nombreuses espèces (insectes, oiseaux et mammifères) sont capables d’utiliser à une fin pratique (avec des degrés de complexité divers selon les transformations opérées sur l’outil et l’objet cible). Il donne quelques exemples frappants :
* un chimpanzé enfermé dans un zoo qui urinait sur la sciure de bois jonchant le sol de son enclos pour ensuite former des boules compactes qu’il projetait sur les visiteurs.
* une guêpe chasseuse enterrant des insectes pour nourrir ses larves et posant un caillou pour tasser et damer la terre
* une loutre cassant les coquillages sur un caillou qu’elle choisit dans le lit de la rivière
* le pinson des Galapos capable de couper des brindilles ou des aiguilles de cactus pour harponner des larves d’insecte

Tous les singes sont capables de catégoriser et de reconnaître des objets à partir de leurs différentes propriétés. Après apprentissage, les grands singes sont même capables d’abstraire leur représentation et d’utiliser des symboles. Néanmoins, pour les chercheurs, c’est dans l’élaboration des rapports sociaux (notions de hiérarchie, de coopération, d’échanges, etc.) que l’intelligence cognitive des animaux se manifeste avec le plus d’intensité (parfois avec des effets pervers : en apprenant à des chimpanzés à utiliser des symboles pour obtenir de la nourriture en échange de jetons, on développe chez eux des tendances à l'accumulation et/ou au vol !). En fait, les chercheurs considèrent que la cognition sociale joue un rôle clef dans le développement de l’intelligence en créant au sein d’une espèce une sorte de pression sélective favorisant, au cours de la phylogénèse, l’émergence des comportements complexes qui culminent dans l’espèce humaine.

Ce livre n’est pas uniquement un ouvrage de vulgarisation présentant l’état des connaissances. L’auteur, qui est lui-même un scientifique, expose ses convictions personnelles (il croit en la continuité dans la phylogénèse des capacités cognitives humaines mais considère également que le langage crée une discontinuité qui met l’homme à part du règne animal) et souligne les fragilités conceptuelles et les biais méthodologiques qui entachent certaines théories. Il évoque également l’état très incomplet des recherches actuelles et identifie des axes d’effort, portant notamment sur le rapprochement des observations dans la nature et en laboratoire et sur le nécessaire élargissement du nombre d’espèces étudiées. Il semble convaincu de la richesse et de la pertinence des concepts développés par Piaget, qu’il présente en détail. L’auteur explique également sa conception de la place de l’homme au sein du règne animal. Pour lui, les animaux disposent d’une capacité de représentation et d’une capacité de communication mais seul l’homme a effectué la synthèse de ces deux capacités. L’homme se distingue aussi des grands singes par sa propension à utiliser les objets à des fins de socialisation (par exemple, la mère humaine encourage son enfant à explorer son environnement et à jouer en manipulant des objets tandis que la communication entre la mère chimpanzé et son enfant sont limitées à des interactions directes ; si son enfant s’intéresse à un objet, elle le lui arrachera pour s’y intéresser elle-même mais ne cherchera pas à partager sa découverte : les manipulations resteront toujours individuelles).

L’ouvrage est passionnant mais sa lecture suscite quelques regrets et interrogations. Il me semble notamment très dommage que l’auteur, et la communauté scientifique en général, s’intéresse à quelques espèces (celles aisées à manipuler en laboratoire ou celles les plus proches de l’homme) et néglige toutes les autres, notamment les espèces marines qui manifestent une grande intelligence comportementale (cf les techniques de chasse des orques et des pieuvres) et/ou dont les structures sociales sont très complexes (cf les orques, les baleines et les dauphins). Par ailleurs, certaines déductions me semblent arbitraires : par exemple, en observant que des singes vervets réagissent de la même façon à des enregistrements d’hippopotame diffusés près d’une rivière ou au cœur de la forêt, les chercheurs en déduisent que les capacités cognitives du singe sont insuffisantes pour lui permettre de contextualiser les signaux qu’il perçoit de son environnement. C’est peut-être vrai mais la conclusion me semble hâtive car il faudrait alors déduire la même chose de tous les humains qui ont été un jour piégés par une caméra cachée… Enfin, les chercheurs ne s’intéressent, y compris dans l’étude des liens qui s’établissent entre différents congénères, qu’aux capacités cognitives motivées par un intérêt direct pour l’individu (nourriture, etc.) et ne portent aucune attention aux comportements spontanés d’empathie (quand par exemple un animal s’expose à un danger pour en secourir un autre), peut-être parce que ces comportements ne se prêtant pas à des expériences en laboratoire… Les biais expérimentaux m’ont aussi gêné. Toutes les expériences de laboratoire sont précédées d’une période d’apprentissage, souvent longue et intense, pour que l’animal puisse maîtriser le dispositif expérimental, qui est parfois complexe. En conséquence, il me semble que le comportement observé est orienté par l’expérimentateur et que le résultat obtenu reflète davantage la capacité de l’animal à assimiler cet apprentissage qu’une caractéristique propre à l’animal ou à son espèce. En outre, quand cet apprentissage consiste à favoriser une réaction en la récompensant par de la nourriture, cet apprentissage me paraît ressembler au dressage d’un animal qui se comporte par rapport à l’expérimentateur et non tel qu’en lui-même. Enfin, certaines déductions sont fondées sur une base statistique qui me semble bien trop faible pour être fiable (par rapport, un expérimentateur évalue la capacité cognitive du chimpanzé en observant 4 individus et considère que le seuil de trois sur quatre est suffisant pour valider un résultat !)