Manhattan transfer
de John Dos Passos

critiqué par Jules, le 21 janvier 2001
(Bruxelles - 79 ans)


La note:  étoiles
Un roman extraordinaire, différent !
" Manhattan Transfer " est une très vaste fresque sociale à l'intérieur de laquelle nous voyons tout un monde se débattre.
La toile de fond est cette immense ville, inhumaine et attirante à la fois par les espoirs qu'elle fait naître dans le cœur de ceux qui y débarquent. Pour eux, New York est une sorte d’Eldorado au sein duquel chacun arrivera à faire son nid… du moins le croient-ils !. La réalité est bien loin de correspondre à ce rêve !. Ce roman comporte des personnages fort différents les uns des autres. Certains ont réussi, d'autres rament à ne plus en pouvoir. Un univers où l'argent est roi, où seul lui compte, seul lui donne des droits.
Un Noir français qui quitte son bateau et décide de rester à quai dit à son copain qui tente de le dissuader en lui parlant de service militaire possible : " Pour quoi faire ? Y a que le pognon qui les intéresse. Ce qu’ils veulent, c'est pas se battre avec les gens, c’est faire des affaires avec eux. "
Dos Passos truffe son texte d’extraits d'articles de journaux. Ils ont tous leur intérêt pour l’ensemble de la fresque qu’il fait. Il en est de même des introductions aux différents chapitres qui situent l’action, mais éclairent aussi ce qu'est la vie. Dos Passos considère que tout est manipulé par le capital et que le seul avenir possible pour les hommes ce serait la création de syndicats. Il reconnaît, déçu, que l’esprit pionnier et juste des fondateurs des états-Unis n'existe plus, que tout est détourné au profit de l'argent. Il fait dire à un de ces personnages " . J’admire ce pays. C’est ma seule patrie… Et je crois que ces masses opprimées veulent en réalité être opprimées. Elles ne sont pas bonnes à autre chose… Sans cela elles produiraient des hommes d'affaires prospères. C'est ce que deviennent tous ceux qui sont bons à quelque chose. " Et son interlocuteur de lui répondre " Mais je ne trouve pas qu’un homme d'affaires prospère soit l’idéal humain le plus élevé. "
Voilà les points de vue existants parmi les gens en Amérique à cette époque. L’introduction du chapitre I de la troisième partie est extraordinaire !. Tout à fait révélatrice d’une ambiance et de l'esprit de la grande Amérique. La guerre en Europe vient de se terminer.
Quelques lignes plus loin, un capitaine se fait raser chez un coiffeur. Celui-ci lui demande : " Vous venez juste de rentrer, mon capitaine ? ". Sa réponse est aussi symptomatique du mental des Américains de l’époque : " Oui. avons préparé le monde pour la démocratie. " !.
Alors que beaucoup croupiront leur vie entière dans ce gigantesque New York, d’autres se hisseront lentement, au prix d'efforts gigantesques, ce qui se conçoit bien, mais aussi parfois au prix de leur dignité, ce qui se conçoit moins bien !…
A la différence des romans sociaux de Zola, du type " l’Assommoir ", " Germinal " ou " la Terre ", ici ce n’est pas un milieu donné qui est décrit, mais bien tout un monde grouillant, vibrant au rythme de cette énorme ville, des espoirs qu’elle contient, qu’elle incarne. Elle est le symbole de la nouvelle Amérique à elle seule !. Le symbole du " tout est possible " !
une création littéraire ambitieuse et originale 7 étoiles

Chef d'oeuvre de modernité dans le contexte de l'époque (ce roman fut publié en 1928) "Manhattan transfer" constituait une tentative osée et réussie de briser les codes du roman traditionnel.
Certes, l'oeuvre vaut, comme cela a déjà été souligné, par la richesse de la fresque sociale, le regard acéré que porte l'auteur sur cet univers, mais je retiendrai surtout l'originalité de la démarche littéraire.
Dos Passos relevait brillamment une gageure: faire de New York le vrai personnage de son roman, reléguant les acteurs humains au simple rôle de figurants pour la plupart, dont il nous fait sentir à quel point leur temps de vie s'inscrit dans le temps plus long d'une ville en marche au rythme de l'Histoire et dont il ne donne à voir que des petits fragments de vie saisis de manière fugitive.

D'emblée le lecteur est happé par la dynamique d'un New York alors en pleine expansion, où règnent l'excitation du progrès, du développement technologique, économique, draguant tous les espoirs d'ascension sociale, d'opportunités à saisir, New York mirage de tous les petits migrants, qu'ils viennent du monde entier ou des campagnes profondes, attirés par le chant des sirènes du rêve américain. Car "Manhattan Transfer" ne se veut pas pour autant un hymne à la ville de New York. Celle-ci nous est décrite comme une Babylone moderne (les références bibliques sont explicites), défi à la puissance divine, corrompue et corruptrice par les rêves de gloire, de pouvoir et d'argent, ville d'illusions, ville cruelle, indifférente, qui charrie des vies, créature vivante qui se joue des destinées humaines, les bousculant dans un vertige ascension/"descension" pour au final laisser des êtres comme des "jouets mécaniques" cassés, vidés à l'instar du personnage d'Helen.

On ne peut qu'être dérouté à la fois par la structure de l'oeuvre (on passe sans transition d'une scène à une autre, d'un moment à un autre) et par ce grouillement de personnages plus ou moins inconsistants dont beaucoup ne seront qu'entrevus ou disparaitront définitivement de la scène. Pour autant, l'émotion n'est pas absente; on se sent d'autant plus porté par le souffle de cette entité en marche que j'évoquais précédemment…

Néanmoins, je dois avouer que cette magie s'est un peu rompue lorsque vers la moitié du livre, l'auteur commence à nouer les fils de quelques-uns de ces destins épars, conférant à deux ou trois personnages un statut différent des autres, une place plus importante. Concession au lecteur? J' ai eu le sentiment que l'auteur n'avait pas osé assumer jusqu'au bout la hardiesse de sa démarche initiale et ressenti une certaine déconvenue.

A noter également que l'oeuvre fourmille de notations descriptives, par petites touches, à la manière impressionniste (comme l'indiquait Jeparo), très spécifiques du style qui tendent à restituer l'ambiance, les sons, les odeurs, les couleurs... de la ville:

"Dans la lourde chaleur, les rues, les magasins, les gens endimanchés, les chapeaux de paille, les ombrelles, les tramways, les taxis surgissaient, l'environnaient d'étincelles, l'effleuraient d'éclairs tranchants, comme si elle eût marché parmi des coupures de métal. Elle se frayait un chemin à travers une inextricable mêlée de bruits, rugueux et tranchants en dents de scie. "

Myrco - village de l'Orne - 74 ans - 18 octobre 2012


Portrait d'une ville 8 étoiles

George Baldwin, Ellen Thatcher, Jimmy Herf, Congo Jake, sont quelques uns des nombreux personnages dont nous suivons le parcours dans ce roman qui prend place dans le New York du premier quart du XXème siècle. New York, terre d'asile et de promesses, où chacun espère pouvoir connaître réussite et fortune.
Mais les portes de cette majestueuse cité ne s'ouvrent pas aussi facilement, et pour beaucoup les déboires seront nombreux.

Ce livre, tenu pour majeur dans l'oeuvre de Dos Passos, est aussi difficile à conquérir que la ville dont il dresse le portrait. Car c'est bien New York qui est l'héroïne principale de ce roman. Déroutant dans son style, le lecteur peut parfois se perdre dans cette narration où le présent côtoie en permanence l'imparfait, où l'action se mêle aux pensées des personnages en un même instant. Le temps est bousculé, comme le sont ces hommes et ces femmes qui luttent pour se faire un nom ou tout bonnement pour survivre. Qui prennent New York à bras le corps pour tenter de s'y faire une place.

Mais quel livre dense et riche ! Quel magnifique portrait d'une métropole tout autant glorifiée que vilipendée, à la fois fascinante et effrayante ! Quelle belle galerie de personnages graves et douloureux, attachants par leur fragilité, leurs illusions perdues et leurs espoirs malgré tout persistants. Obstinés, ils avancent en dépit des embûches sur leur chemin empreint de solitude, dans la seule ville au monde où tous les rêves semblent permis. Une ville qu'il leur est donc impossible de quitter définitivement.
Tout comme il est impossible de quitter ce livre, bien qu'il soit parfois déconcertant.

Aliénor - - 56 ans - 20 mai 2011


"le plus grand écrivain"...? 6 étoiles

que dire de plus, après "le papier de Jules"?
que les jeux de lumière dans les arbres, leurs reflets dans les cheveux ont tant l'air de fasciner Dos Passos qu'on peut l'imaginer avoir voulu transcrire le mouvement impressioniste en littérature (du moins quand il s'attaque aux décors);
que sa prose n'a pas vieilli bien qu'on ne soit pas devant un grand styliste comme Joseph Conrad par exemple (pour comparer ce qui est, sur la ligne du temps, comparable);
que l'effet patch-work de ce roman m'a souvent dérouté, déconcentré voire démotivé et qu'en même temps la photographie du Manhattan de cette époque s'est malgré tout bien imprimée en moi;
et qu'enfin certains de ses personnages sont si (réalistes mais) superficiels qu'on peut regretter que Dos Passos ne les ait pas aimés un peu plus : il en reste une lecture juste oui mais froide et pour tout dire un peu pelante parfois....
le propos est social, certes.
"Le plus grand écrivain de l'époque" (disait Sartre) a quand même failli me tomber (par moments) des mains. Question de goût : je suis plutôt orienté vers les stylistes, genre Conrad justement.
Reste le document, riche, incontestablement.

Jeparo - Bruxelles - 59 ans - 24 mai 2004