Un bel morir
de Álvaro Mutis

critiqué par Jlc, le 24 octobre 2013
( - 80 ans)


La note:  étoiles
« Une belle mort honore toute une vie. »
« Un bel morir tutta una vita onora ». Cet aphorisme de Pétrarque, en exergue de ce beau roman, en illustre le ton, dit l’élégance et la dignité de ce nomade insoumis, Maqroll le gabier, mais aussi sa lassitude, sa résignation et l’inéluctabilité de la mort.

Maqroll, contrebandier et philosophe, aventurier et séducteur, décide de ne pas remonter plus loin le fleuve, présage du renoncement à ses tribulations qui l’avaient mené partout en Europe et en Amérique centrale. Déjà rencontré à « La neige de l’Amiral », bistrot perdu dans la Cordillère, puis à Panama où « Ilona venait avec la pluie », il trouve à La Plata, « village engourdi par un climat de hammam » une chambre louée par une aveugle très estimée dans le village et au courant de tout. Il a avec lui peu de linge et deux livres : la traduction en français de la vie de saint François d’Assise et les lettres du prince de Lignes, parfois surnommé « le plus grand des Wallons », grand mémorialiste du dix-huitième siècle avec Casanova dont il fut l’intime. Ces choix ne surprennent pas quand on sait que du temps de « La neige de l’Amiral », le cabier lisait « L’enquête du Prévôt de Paris sur l’assassinat de Louis, duc d’Orléans » en… 1407. Il imagine de plus en plus ses derniers jours et va à la taverne « rendre plus supportable ses accès de lassitude ».
C’est là qu’il rencontre un Flamand qui lui propose de transporter à dos de mules du matériel en haut de la montagne en prévision de la construction d’une ligne de chemin de fer. Le gabier sent bien que cette affaire est douteuse, que « son paiement sera soumis aux plus imprévisibles obstacles » et pourtant quand il part « il se sent envahi d’un bonheur sans nuage et sans limite ». Peut-être est-ce parce qu’il emporte avec lui l’image d’Amparo Maria, « une jeunesse à la peau sombre, brune aux yeux très noirs et très expressifs et au corps vif et nerveux, quoique élancé et bien proportionné » qui lui a vite rendu d’ardentes et discrètes visites dans sa chambre.
Mutis raconte avec talent les difficultés du voyage, ses dangers tant le chemin est abrupt, les mules rétives, une cabane d’orpailleur laissée à un abandon angoissant. « Toujours à la torture de cette ascension », Maqroll rumine le bilan de ses déconvenues et de ses échecs. Il songe aux femmes qu’il a aimées, Ilona « l’irrésistible Triestine aux cheveux de miel, sage et vigilante, inflexible en ses sentiments », Flor Estevez, tenancière de la Neige de l’Amiral, « autre compagne inoubliable, poussée par l’aiguillon du désir toujours atteint mais jamais comblé », Amparo Maria qui a quelque chose d’une princesse « circassienne », méfiante de peur d’être blessée. L’accueil de ceux qui réceptionnent le matériel est aussi méprisant qu’inquiétant.

Un deuxième voyage est organisé et Maqroll repart sans aucune illusion. Il découvre qu’il transporte des armes venant de Tchécoslovaquie, confirmant que la voie ferrée n’est qu’un leurre et qu’il a été berné. Dans ce pays en ébullition quelque chose se trame et il se sent pris dans un engrenage où il risque sa peau à tout moment. Le troisième voyage se veut un piège. La suite appartiendra-t-elle à la mort qui « attendait là, à l’affût de sa récolte de pleurs et d’afflictions » ?

La force de ce roman désenchanté, d’une très grande beauté, tient à l’écriture d’Alvaro Mutis qui décrit un monde en ruine, où plus rien n’est préservé, où les tentatives pour changer le monde sont soit vaines, soit dictatoriales, soit plus trivialement encore corruptrices de juteux marchés publics. Ce livre est prémonitoire en ce qu’il pressent ce qui va se passer (ou se passait déjà ?) en Amérique centrale et plus particulièrement en Colombie avec le cartel de Medellin. Et Mutis d’observer que, dans cette confusion où on ne sait plus tout à fait qui est qui, tous, tant soldats que mafieux, ont « oublié ce qu’on appelle la pitié » et finissent par se ressembler dans le raffinement et la sauvagerie de leur cruauté.
Pourtant, dans ce monde désolé, il est des moments où tout peut s’oublier, il est des êtres magnifiques de dévouement, comme sa logeuse, des femmes qui ont la grâce souveraine, Ilona, Flor Estevez et Amparo Maria qui ont donné au Gabier, d’une tribulation à l’autre, ce qu’elles avaient de plus précieux, leur beauté, leur générosité. La fin de l’histoire de Maqroll le gabier, sans larme et sans sanglot, est empreinte d’une grande dignité où les mots comptent moins que les regards échangés, ou le dégagement d’une étreinte est l’adieu discret à une vie qui fut belle.

Alvaro Mutis est mort il y a quelques semaines. Ses « yeux grands ouverts sont-ils restés fixés sur ce néant immédiat et anonyme où les morts trouvent la paix qui leur a été déniée tout au long de leur errance de vivants ? » Ses adieux ont certainement été dignes comme le sont ses livres qui eux ne nous quittent pas et restent à portée de main, à portée de cœur.